Le Voyant Intérieur
Par Rosa Coll
Il y a quelque temps, une personne que j’hébergeais chez moi eu un accident et je dus la conduire rapidement vers un service d’urgence. En un instant, l’endroit auquel je devais l’accompagner apparut clairement devant mes yeux, mais cette clarté fut aussitôt remplacée par l’habituelle série de raisonnements logiques : si je devais l’amener à cet endroit, je rencontrerai certainement un trafic très dense, car il était 17h30, heure à laquelle les artères principales étaient encombrées de voitures ; mieux valait l’emmener à cet autre endroit, pensai-je, vers lequel la route était plus aisée.
Nous partîmes donc en direction du second endroit et, à ma grande surprise, l’avenue que nous étions sur le point de prendre était fermée pour cause de rénovation de la chaussée. Nous suivîmes les indications de déviation et nous dûmes suivre pendant un très long moment une rue très étroite, sur une file unique. Quand finalement nous réussîmes à quitter ce goulet d’étranglement, les signalisations n’étaient pas assez claires et nous prîmes la mauvaise direction, ce que je ne remarquais qu’après avoir roulé sur une assez longue distance ; Il nous fallut donc faire demi-tour et prendre une autre rue qui nous mena finalement là où nous voulions nous rendre. Je garai la voiture et nous entrâmes dans le bâtiment.
Un long moment d’attente fut nécessaire avant que le personnel puisse s’occuper de nous, car il y avait deux personnes avant nous. Lorsque ce fut notre tour, ils nous dirent que le patient pouvait entrer mais qu’on ne lui dispenserait que des soins d’urgence car le spécialiste était parti pour une urgence médicale. Ils nous recommandèrent de nous rendre à l’endroit auquel j’avais pensé en premier lieu, car il était mieux équipé, disaient-ils, et possédait d’avantage de personnels spécialisés que celui-ci. Nous nous y rendîmes donc. Heureusement, l’état physique de mon invité autorisait ce contretemps.
Nous atteignîmes cette clinique deux heures après avoir quitté mon domicile et nous dûmes prendre l’autoroute que j’avais voulu éviter tout d’abord, et sur laquelle le trafic était normalement fluide. Dans le pire des cas, si j’avais pris cette route, cela ne nous aurait pas pris plus de quarante-cinq minutes pour atteindre cette clinique, même au milieu d’une circulation ralentie.
Continuellement présent
Le voyant intérieur est continuellement présent, voire même, ici, là où je me trouve. C’est moi-même. C’est nous-même : efficace, sûr, aussi sûr et efficace que ce que nous appelons l’intuition. Ce regard sans yeux, pour lequel il n’y a pas de temps et d’espace, est toujours là, dans le petit, l’ordinaire, ou le grand. Le cas mentionné précédemment est quelque chose de très ordinaire, aussi ordinaire que les objets que nous possédons et qui « nous font savoir » quand ils vont se perdre, de sorte que nous faisons attention à ce que nous faisons. N’est-ce pas souvent que nous savons d’avance que si nous n’attachons pas soigneusement notre montre, nous allons la perdre ?
Malgré cela, notre intellect, motivé par la course dans laquelle nous nous trouvons perpétuellement, nous tapote sur l’épaule en nous soufflant: « Continue, pour le moment tout va bien ». Oui, tout va bien, mais nous avons perdu notre montre, mieux encore, nous savons précisément à quel moment et à quel endroit nous l’avons perdu. Heureusement, il ne s’agissait que de notre montre, car nous pouvons aussi perdre la vie si nous nous détournons du voyant intérieur.
C’est au plus profond de nous-même, dans ce qui concerne notre être, que s’expriment la force du voyant intérieur et son extrême subtilité. Il ne crie pas, il ne nous secoue pas, il n’a la possibilité de se faire entendre que lorsque le dialogue intérieur s’interrompt un tant soit peu ; plus le silence se fait, plus grande est la sonorité de sa silencieuse voix. Don Juan disait que le voyant intérieur se fait entendre par une légère démangeaison dans certaines parties du corps. C’est indiscutablement vrai, mais par pour tout le monde ; Comme toujours, c’est une question de prédilections.
« Qu’est-ce que tu es en train de faire ? »
L’état de bruit intérieur dans lequel nous nous trouvons ne permet qu’une manifestation extrêmement ténue du voyant intérieur, car cela requiert une bonne quantité de silence intérieur autant qu’un certain détachement vis-à-vis du monde, car ses suggestions, aussi attirantes qu’elles puissent nous paraître, ne s’accordent pas nécessairement avec les mandats et la logique de l’ordre social. Peut-être est-ce en usant de cette figure de style typique que l’ordre social définit les faires et les actions qui ne répondent pas rigoureusement à son code logique : « folie », « C’est de la folie », « Virginie est folle, sa décision est folle, comment peut-elle quitter son travail alors qu’elle gagne une fortune en étant si appréciée ».
Mais c’est que Virginie n’a pu faire autrement que d’écouter son voyant intérieur, lequel, fatigué de tant de subtilité, a crié de sa voix la plus forte : « Qu’est-ce que tu es en train de faire ? Tu es en train de te tuer, tu vas mourir avant la fin de l’année, tu ne peux pas endurer une telle pression ! » Et l’ordre social a raison lorsqu’il qualifie les actions dont l’origine est le voyant intérieur comme « folles », car elles provoquent souvent des scandales en rompant avec les paramètres imposés de l’ordre social. Platon n’écrit-il pas dans son dialogue avec Fedro que la folie — en tant que délire et possession par quelque démon — est la source de bienfaits, tels que la poésie, et Erasme ne fait-il pas l’éloge de la folie ? Qu’est-ce que la folie pour le monde ordinaire, peut-être la forme suprême de sagesse du voyant intérieur.
Hérodote, l’historien grecque, raconte, dans l’une de ses nombreuses histoires qui rendirent son travail d’historien si divertissant, comment le Roi de Lydie avait une femme magnifique, tellement magnifique qu’il ne pouvait s’empêcher de se vanter à son sujet auprès de son aide, Gygès. Il faisait sans fin l’éloge de sa beauté, et comme si cela ne suffisait pas, il dit un jour à son aide que, puisque les mots des hommes sont soufflés par le vent, il voulait qu’il la vie nue de ses propre yeux. L’aide, stupéfait, se sentit mal à l’aise. En aucune manière, il ne souhaitait voir la femme du Roi nue de ses propres yeux, et plus encore, son corps tout entier se rebellait contre cette idée, et il en fit part au Roi. Mais le Roi insiste et lui dit qu’il n’a rien à craindre, car il passera complètement inaperçu. L’aide continue en faisant montre du même sentiment de rejet, mais néanmoins écoute le Roi lorsque celui-ci lui explique comment il devra procéder pour voir la Reine nue sans être remarqué. Il devra se placer derrière un rideau, près duquel se trouve une chaise que la Reine utilise pour déposer ses vêtements, au moment de se déshabiller pour aller au lit avec le Roi. De cet endroit, il aura une chance de la voir et il devra ensuite se retirer furtivement.
Gygès ne souhaite en aucune manière mettre en oeuvre ce que le Roi propose, mais incapable de lui désobéir, il se cache finalement derrière le rideau. La Reine s’approche de la chaise, mais tandis qu’elle commence à se déshabiller, elle aperçoit l’aide qui regarde à la dérobée. Elle ne semble pas surprise, et n’émet pas un son, ne prononce même une parole à l’attention du Roi. Le jour suivant, elle fait venir l’aide dans ses quartiers, ne laissant rien supposer d’autre qu’une démarche de routine, et quand Gygès se présente, elle lui dit qu’il a commis une faute scandaleuse, car personne, fut-ce un homme ou une femme, ne devait être vue nue contre sa volonté — conformément aux lois en vigueur dans le royaume— et elle ajouta, qu’ayant obéi aveuglément aux souhaits du Roi, il se trouvait maintenant confronté au choix suivant : il devait tuer le Roi et l’épouser ou bien se tuer lui-même.
De toute évidence, l’aide opta pour la première alternative. Nous ne savons pas ce que connaissait Hérodote à propos du voyant intérieur, certainement en avait-il fait l’expérience, car il semblerait que ce voyant — disposition humaine naturelle — se soit réduit de plus en plus avec ce que l’on appelle le progrès de l’espèce humaine.
Il est intéressant de constater que Hérodote fait référence à l’obéissance aveugle de Gygès. Aveugle, car l’aide ne voit pas les conséquences que ses actions pourraient engendrer sur lui-même, et qu’il n’écoute pas non plus son propre sentiment de dégoût pour ce qu’il s’apprête à faire, sentiment qu’il l’aurait probablement conduit à trouver un moyen de sortir de cette situation. La peur de désobéir au Roi prévalut en lui, peur de quelques idées ou hantises d’être puni, et ainsi il obéit aveuglément, réduisant son voyant intérieur au néant.
Par Rosa Coll
Il y a quelque temps, une personne que j’hébergeais chez moi eu un accident et je dus la conduire rapidement vers un service d’urgence. En un instant, l’endroit auquel je devais l’accompagner apparut clairement devant mes yeux, mais cette clarté fut aussitôt remplacée par l’habituelle série de raisonnements logiques : si je devais l’amener à cet endroit, je rencontrerai certainement un trafic très dense, car il était 17h30, heure à laquelle les artères principales étaient encombrées de voitures ; mieux valait l’emmener à cet autre endroit, pensai-je, vers lequel la route était plus aisée.
Nous partîmes donc en direction du second endroit et, à ma grande surprise, l’avenue que nous étions sur le point de prendre était fermée pour cause de rénovation de la chaussée. Nous suivîmes les indications de déviation et nous dûmes suivre pendant un très long moment une rue très étroite, sur une file unique. Quand finalement nous réussîmes à quitter ce goulet d’étranglement, les signalisations n’étaient pas assez claires et nous prîmes la mauvaise direction, ce que je ne remarquais qu’après avoir roulé sur une assez longue distance ; Il nous fallut donc faire demi-tour et prendre une autre rue qui nous mena finalement là où nous voulions nous rendre. Je garai la voiture et nous entrâmes dans le bâtiment.
Un long moment d’attente fut nécessaire avant que le personnel puisse s’occuper de nous, car il y avait deux personnes avant nous. Lorsque ce fut notre tour, ils nous dirent que le patient pouvait entrer mais qu’on ne lui dispenserait que des soins d’urgence car le spécialiste était parti pour une urgence médicale. Ils nous recommandèrent de nous rendre à l’endroit auquel j’avais pensé en premier lieu, car il était mieux équipé, disaient-ils, et possédait d’avantage de personnels spécialisés que celui-ci. Nous nous y rendîmes donc. Heureusement, l’état physique de mon invité autorisait ce contretemps.
Nous atteignîmes cette clinique deux heures après avoir quitté mon domicile et nous dûmes prendre l’autoroute que j’avais voulu éviter tout d’abord, et sur laquelle le trafic était normalement fluide. Dans le pire des cas, si j’avais pris cette route, cela ne nous aurait pas pris plus de quarante-cinq minutes pour atteindre cette clinique, même au milieu d’une circulation ralentie.
Continuellement présent
Le voyant intérieur est continuellement présent, voire même, ici, là où je me trouve. C’est moi-même. C’est nous-même : efficace, sûr, aussi sûr et efficace que ce que nous appelons l’intuition. Ce regard sans yeux, pour lequel il n’y a pas de temps et d’espace, est toujours là, dans le petit, l’ordinaire, ou le grand. Le cas mentionné précédemment est quelque chose de très ordinaire, aussi ordinaire que les objets que nous possédons et qui « nous font savoir » quand ils vont se perdre, de sorte que nous faisons attention à ce que nous faisons. N’est-ce pas souvent que nous savons d’avance que si nous n’attachons pas soigneusement notre montre, nous allons la perdre ?
Malgré cela, notre intellect, motivé par la course dans laquelle nous nous trouvons perpétuellement, nous tapote sur l’épaule en nous soufflant: « Continue, pour le moment tout va bien ». Oui, tout va bien, mais nous avons perdu notre montre, mieux encore, nous savons précisément à quel moment et à quel endroit nous l’avons perdu. Heureusement, il ne s’agissait que de notre montre, car nous pouvons aussi perdre la vie si nous nous détournons du voyant intérieur.
C’est au plus profond de nous-même, dans ce qui concerne notre être, que s’expriment la force du voyant intérieur et son extrême subtilité. Il ne crie pas, il ne nous secoue pas, il n’a la possibilité de se faire entendre que lorsque le dialogue intérieur s’interrompt un tant soit peu ; plus le silence se fait, plus grande est la sonorité de sa silencieuse voix. Don Juan disait que le voyant intérieur se fait entendre par une légère démangeaison dans certaines parties du corps. C’est indiscutablement vrai, mais par pour tout le monde ; Comme toujours, c’est une question de prédilections.
« Qu’est-ce que tu es en train de faire ? »
L’état de bruit intérieur dans lequel nous nous trouvons ne permet qu’une manifestation extrêmement ténue du voyant intérieur, car cela requiert une bonne quantité de silence intérieur autant qu’un certain détachement vis-à-vis du monde, car ses suggestions, aussi attirantes qu’elles puissent nous paraître, ne s’accordent pas nécessairement avec les mandats et la logique de l’ordre social. Peut-être est-ce en usant de cette figure de style typique que l’ordre social définit les faires et les actions qui ne répondent pas rigoureusement à son code logique : « folie », « C’est de la folie », « Virginie est folle, sa décision est folle, comment peut-elle quitter son travail alors qu’elle gagne une fortune en étant si appréciée ».
Mais c’est que Virginie n’a pu faire autrement que d’écouter son voyant intérieur, lequel, fatigué de tant de subtilité, a crié de sa voix la plus forte : « Qu’est-ce que tu es en train de faire ? Tu es en train de te tuer, tu vas mourir avant la fin de l’année, tu ne peux pas endurer une telle pression ! » Et l’ordre social a raison lorsqu’il qualifie les actions dont l’origine est le voyant intérieur comme « folles », car elles provoquent souvent des scandales en rompant avec les paramètres imposés de l’ordre social. Platon n’écrit-il pas dans son dialogue avec Fedro que la folie — en tant que délire et possession par quelque démon — est la source de bienfaits, tels que la poésie, et Erasme ne fait-il pas l’éloge de la folie ? Qu’est-ce que la folie pour le monde ordinaire, peut-être la forme suprême de sagesse du voyant intérieur.
Hérodote, l’historien grecque, raconte, dans l’une de ses nombreuses histoires qui rendirent son travail d’historien si divertissant, comment le Roi de Lydie avait une femme magnifique, tellement magnifique qu’il ne pouvait s’empêcher de se vanter à son sujet auprès de son aide, Gygès. Il faisait sans fin l’éloge de sa beauté, et comme si cela ne suffisait pas, il dit un jour à son aide que, puisque les mots des hommes sont soufflés par le vent, il voulait qu’il la vie nue de ses propre yeux. L’aide, stupéfait, se sentit mal à l’aise. En aucune manière, il ne souhaitait voir la femme du Roi nue de ses propres yeux, et plus encore, son corps tout entier se rebellait contre cette idée, et il en fit part au Roi. Mais le Roi insiste et lui dit qu’il n’a rien à craindre, car il passera complètement inaperçu. L’aide continue en faisant montre du même sentiment de rejet, mais néanmoins écoute le Roi lorsque celui-ci lui explique comment il devra procéder pour voir la Reine nue sans être remarqué. Il devra se placer derrière un rideau, près duquel se trouve une chaise que la Reine utilise pour déposer ses vêtements, au moment de se déshabiller pour aller au lit avec le Roi. De cet endroit, il aura une chance de la voir et il devra ensuite se retirer furtivement.
Gygès ne souhaite en aucune manière mettre en oeuvre ce que le Roi propose, mais incapable de lui désobéir, il se cache finalement derrière le rideau. La Reine s’approche de la chaise, mais tandis qu’elle commence à se déshabiller, elle aperçoit l’aide qui regarde à la dérobée. Elle ne semble pas surprise, et n’émet pas un son, ne prononce même une parole à l’attention du Roi. Le jour suivant, elle fait venir l’aide dans ses quartiers, ne laissant rien supposer d’autre qu’une démarche de routine, et quand Gygès se présente, elle lui dit qu’il a commis une faute scandaleuse, car personne, fut-ce un homme ou une femme, ne devait être vue nue contre sa volonté — conformément aux lois en vigueur dans le royaume— et elle ajouta, qu’ayant obéi aveuglément aux souhaits du Roi, il se trouvait maintenant confronté au choix suivant : il devait tuer le Roi et l’épouser ou bien se tuer lui-même.
De toute évidence, l’aide opta pour la première alternative. Nous ne savons pas ce que connaissait Hérodote à propos du voyant intérieur, certainement en avait-il fait l’expérience, car il semblerait que ce voyant — disposition humaine naturelle — se soit réduit de plus en plus avec ce que l’on appelle le progrès de l’espèce humaine.
Il est intéressant de constater que Hérodote fait référence à l’obéissance aveugle de Gygès. Aveugle, car l’aide ne voit pas les conséquences que ses actions pourraient engendrer sur lui-même, et qu’il n’écoute pas non plus son propre sentiment de dégoût pour ce qu’il s’apprête à faire, sentiment qu’il l’aurait probablement conduit à trouver un moyen de sortir de cette situation. La peur de désobéir au Roi prévalut en lui, peur de quelques idées ou hantises d’être puni, et ainsi il obéit aveuglément, réduisant son voyant intérieur au néant.