Six Propositions Explicatives
Par Carlos Castaneda
En dépit des prodigieuses manœuvres qu’exécuta don Juan avec ma conscience, je m’obstinais des années durant à essayer d’évaluer intellectuellement ce qu’il faisait. Bien que j’eusse écrit longuement à propos de ces manœuvres, c’était toujours depuis le point de vue de l’expérimentation et, en plus, depuis une perspective purement rationnelle. Immergé comme je l’étais dans ma propre rationalité, je ne pus reconnaître les objectifs des enseignements de don Juan. Pour comprendre la portée de ces objectifs avec un certain degré de précision, il était nécessaire que je perde ma forme humaine et que je parvienne à la totalité de moi-même.
Les enseignements de don Juan visaient à me guider à travers la seconde étape du développement du guerrier : la vérification et l’acceptation totale du fait que réside à l’intérieur de nous-même un autre type de conscience. Cette étape était divisée en deux catégories. La première, pour laquelle don Juan requerra l’aide de don Genaro, se rapportait aux actions. Elle consistait à me montrer certaines procédures, actions et méthodes qui étaient destinées à exercer ma conscience. La seconde consistait à me présenter les six propositions explicatives. Les difficultés que ma rationalité rencontrait à accepter la plausibilité de que m’enseignait don Juan le menèrent à présenter ces propositions explicatives en termes identiques à ceux de mes connaissances académiques.
Ce qu’il fit en guise d’introduction, fut de créer une division en moi-même au moyen d’un coup spécifique porté à l’omoplate droite ; un coup qui me faisait entrer dans un état de conscience non-ordinaire, dont je ne pouvais me souvenir une fois revenu à la normalité. Jusqu’à l’instant précis où don Juan me faisait entrer dans un tel état de conscience, je conservais le sens d’une indéniable continuité, que je pensais être le produit de mon expérience vécue. L’idée que j’avais de moi-même était d’être une entité complète qui pouvait rendre compte de tout ce qu’elle faisait. De plus, j’étais convaincu que le cadre de ma conscience, pour peu qu’il y en ait eu un, résidait dans mon cerveau.
Mais, don Juan me montra avec ce coup qu’il existe un centre dans la colonne vertébrale, à la hauteur des omoplates, qui est clairement le centre d’une conscience accrue. Quand je questionnais don Juan à propos de la nature de ce coup, il m’expliqua que le nagual est quelqu’un qui dirige, un guide qui a endossé la responsabilité d’ouvrir le chemin, et qu’il doit être impeccable pour imprégner ses guerriers d’un sentiment de confiance et de clarté. C’est seulement à ces conditions qu’un nagual a la possibilité de donner ce coup dans le dos, destiné à forcer un déplacement de la conscience. Le pouvoir du nagual est ce qui permet de mener à bien la transition. Si le nagual n’est pas un praticien impeccable, le déplacement ne se produit pas, comme ce fut le cas quand je tentais, sans succès, de faire passer les autres apprentis dans un état de conscience accrue, en les frappant dans le dos, avant que nous nous aventurions sur le pont.
Je demandais à don Juan ce qu’impliquait ce déplacement de la conscience. Il me dit que le nagual devait frapper sur un point précis, dont la position variait d’une personne à l’autre mais qui se situe toujours dans la région des omoplates. Un nagual doit « voir » pour localiser le point, qui est situé à la périphérie de notre luminosité, et non pas sur le corps physique lui-même ; et lorsqu’il l’identifie comme tel, il exerce dessus une poussée, plus qu’il ne le frappe, et cela crée alors une concavité, une dépression dans la boule lumineuse. L’état de conscience accrue résultant de ce coup dure le temps que dure la dépression. Certaines boules lumineuses retournent à leur forme originale par elles-mêmes, d’autres doivent être frappées en un autre point afin d’être restaurées, et d’autres ne reprennent jamais leur forme ovale.
Don Juan disait que les voyants « voient » la conscience comme une pellicule d’une brillance particulière. La conscience de la vie quotidienne est une brillance qui se situe sur le côté droit, qui s’étend de l’extérieur du corps physique à la périphérie de notre luminosité. La conscience accrue est une brillance plus intense combinée avec une concentration et une célérité plus importantes, un éclat qui sature la périphérie du côté gauche. Don Juan disait que les voyants expliquent les conséquences du coup du nagual comme provoquant le déplacement temporaire d’un centre situé dans le cocon lumineux du corps. Les émanations de l’Aigle sont en réalité évaluées et sélectionnées sur ce centre. Le coup altère leur fonctionnement normal. Grâce à leurs observations, les voyants parvinrent à la conclusion que les guerriers doivent être mis dans cet état de désorientation. Le changement dans la façon dont la conscience fonctionne dans ces conditions fait de cet état un terrain idéal pour élucider les commandements de l’Aigle : cela permet aux guerriers de fonctionner comme s’ils étaient dans la conscience de tous les jours, à la différence qu’ils peuvent se concentrer sur tout ce qu’il font avec une clarté et une force sans précédent.
Don Juan disait que la situation était analogue à celle qu’il avait lui-même connue. Son benefactor avait créé une profonde division en lui, le faisant se déplacer encore et encore de la conscience du côté droit à la conscience du côté gauche. La clarté et la liberté de la conscience de son côté gauche étaient en opposition directe avec la rationalisation et les incessantes défenses du côté droit. Il me dit que tous les guerriers sont plongés dans les profondeurs d’une situation identique à celle provoquée par la bipolarité, et que le nagual crée et renforce la division pour être en mesure de conduire ses apprentis à la conviction qu’il existe une conscience encore inexplorée au sein des êtres humains.
1. Ce que nous percevons comme étant le monde sont les émanations de l’Aigle.
Don Juan m’expliqua que le monde que nous percevons n’a pas d’existence transcendantale. Puisque nous sommes familiarisés avec lui, nous pensons que ce que nous percevons est un monde d’objets existant tels que nous les percevons, alors qu’en réalité, il n’existe pas un monde d’objets, mais plutôt un univers fait des émanations de l’Aigle. Ces émanations représentent la seule réalité immuable. C’est une réalité qui englobe tout ce qui existe, le perceptible et l’imperceptible, le connaissable et l’inconnaissable. Les voyants qui voient les émanations de l’Aigle les appellent commandements à cause de leur force contraignante.
Toutes les créatures vivantes sont contraintes d’utiliser les émanations, elles les utilisent sans appréhender ce qu’elles sont. L’homme ordinaire les interprète comme étant la réalité. Et les voyants qui voient les émanations les interprètent comme étant la règle. En dépit du fait que les voyants voient les émanations, ils n’ont pas de moyens de savoir à quoi correspond ce qu’ils voient. Plutôt que de s’enfermer dans d’inutiles conjectures, les voyants s’intéressent à spéculer de manière fonctionnelle sur la manière d’interpréter les émanations de l’Aigle.
Don Juan affirmait qu’avoir l’intuition d’une réalité qui transcende le monde que nous connaissons reste du niveau de la conjecture ; il ne suffit pas à un guerrier de conjecturer sur le fait que les commandements de l’Aigle sont instantanément perçus par toutes les créatures vivantes sur Terre, et qu’aucune d’entre-elles ne les perçoit de la même manière. Les guerriers doivent essayer d’être les témoins du flot des émanations et voir la façon dont l’homme et les autres êtres vivants les utilisent pour construire leur monde perceptible. Quand je proposais d’utiliser le mot « description » à la place des émanations de l’Aigle, don Juan me dit qu’il ne faisait pas une métaphore. Il dit que le mot « description » présuppose un accord humain, et que ce que nous percevons découle d’un commandement dans lequel les accords humains ne rentrent pas en ligne de compte.
2. L’attention est ce qui nous permet de percevoir les émanations de l’Aigle, en les « écrémant ».
Don Juan disait que la perception est une faculté physique que les créatures vivantes cultivent ; le résultat de ce développement est connu par les voyants comme « l’attention». Don Juan décrivait l’attention comme l’action d’accrocher et de canaliser la perception. Il disait que cette action est notre plus singulier accomplissement, couvrant tout le spectre des alternatives et des possibilités humaines. Don Juan établit une distinction précise entre alternatives et possibilités. Les alternatives humaines sont ce que nous sommes formés à choisir en tant que personnes fonctionnant au sein de l’environnement social. Notre panorama dans ce domaine est très limité. Les possibilités humaines sont ce que nous sommes capables d’accomplir en tant qu’être lumineux.
Don Juan me révéla un schéma de classification de trois types d’attention, en insistant sur le fait que le mot « type » était une appellation erronée. En fait, il s’agit de trois niveaux de connaissance : la première, la seconde et la tierce attention ; chacune d’entre elles étant un territoire indépendant, intrinsèquement complet. Pour un guerrier qui se situe aux étapes initiales de son apprentissage, la première attention est la plus importante des trois.
Don Juan disait que ces propositions explicatives étaient des tentatives pour ramener au premier plan la manière dont fonctionne la première attention, ce qui nous échappe complètement. Il considérait comme étant impératif pour les guerriers de comprendre la nature de la première attention s’ils voulaient s’aventurer au sein des deux autres. Il m’expliqua que la première attention à été formée à se déplacer instantanément à travers un spectre entier d’émanations de l’Aigle, absolument sans que cela soit souligné, afin d’atteindre des « unités de perceptions » que chacun d’entre-nous a appris à percevoir.
Les voyants appellent cette prouesse de la première attention : « écrémer», car cela implique la capacité à supprimer les émanations superflues et à sélectionner celles qui doivent être mises en valeur. Don Juan expliqua ce processus en prenant comme exemple la montagne que nous voyions à ce moment-là. Il soutint que ma première attention, au moment de voir la montagne, avait écrémé une quantité infinie d’émanations pour obtenir un miracle de la perception ; un écrémage que tous les êtres humains connaissent, car chacun d’entre eux est parvenu à le faire par lui-même.
Les voyants disent que tout ce que la première attention supprime pour obtenir un écrémage ne peut être en aucune manière être récupéré par la première attention. Une fois que nous apprenons à percevoir en termes d’écrémage, nos sens cessent d’enregistrer les émanations superflues. Pour élucider ce point, il me donna un exemple d’écrémage : « le corps humain ». Il dit que notre première attention est totalement inconsciente des émanations qui composent la coquille lumineuse externe du corps physique. Notre cocon ovale n’est pas sujet à perception ; Les émanations qui l’auraient rendu perceptible ont été rejetées au bénéfice de celles qui permettent à la première attention de percevoir le corps physique tel que nous le connaissons.
Dès lors, le but perceptuel que les enfants doivent atteindre en grandissant consiste à apprendre à isoler les émanations appropriées pour être capable de canaliser leur perception chaotique et de la transformer en première attention ; en réalisant cela, ils apprennent à construire un écrémage. Tous les êtres humains adultes qui entourent les enfants leur apprennent comment écrémer. Tôt ou tard, les enfants apprennent à contrôler leur première attention dans le but de percevoir les écrémages en termes similaires à ceux de leurs professeurs.
Don Juan ne cessait jamais de s’émerveiller de la capacité des êtres humains à mettre de l’ordre dans le chaos de la perception. Il affirmait que chacun d’entre nous est, de son propre fait, un magicien accompli, et que notre magie consiste à représenter la réalité à partir de l’écrémage que notre première attention a appris à construire. Le fait que nous percevons en termes d’écrémage est le commandement de l’Aigle, mais percevoir les commandements comme des objets est notre pouvoir, notre don magique.
D’un autre coté, notre travers est que nous finissons toujours par être unilatéraux, en oubliant que les écrémages ne sont réels que dans le sens où nous les percevons comme réels, par le pouvoir que nous avons à le faire. Don Juan appelait cela une erreur de jugement qui détruit la richesse de nos mystérieuses origines.
3. Le produit de l’écrémage est transformé en sens par le premier anneau de pouvoir
Don Juan disait que le premier anneau de pouvoir est la force qui découle des émanations de l’Aigle pour affecter exclusivement notre première attention. Il expliqua qu’il a été représenté tel un « anneau » à cause de son dynamisme, de son mouvement ininterrompu. L’appellation « anneau de pouvoir » provient premièrement de son caractère compulsif, et deuxièmement de sa capacité unique à interrompre ses travaux, à les modifier ou à renverser leur direction. Ce caractère compulsif apparaît plus évident en considérant le fait qu’il ne pousse pas uniquement la première attention à construire et à perpétuer l’écrémage, mais qu’il exige également un consensus de tous les participants. Chacun d’entre nous se voit exiger un accord complet sur la reproduction fidèle des écrémages, attendu que la conformité au premier anneau de pouvoir doit être totale.
C’est précisément cette conformité qui nous donne la certitude que les écrémages sont des objets qui existent en tant que tels indépendamment de notre perception. De plus, le caractère compulsif du premier anneau de pouvoir ne cesse pas après l’accord initial, mais il demande que nous renouvelions constamment cet accord. Notre vie entière doit s’opérer dans ce sens, comme si, par exemple, chacun de nos écrémages était le tout premier pour l’être humain en termes de perception, en dépit des langages et des cultures. Don Juan concédait que bien que tout ceci soit trop sérieux pour être pris à la rigolade, le caractère contraignant du premier anneau de pouvoir est si intense qu’il nous force à croire que si « la montagne » pouvait avoir une conscience propre, elle se considérerait elle-même comme l’écrémage que nous avons appris à construire.
La caractéristique la plus précieuse du premier anneau de pouvoir pour un guerrier est sa singulière capacité à interrompre son flux d’énergie ou à le suspendre totalement. Don Juan disait que c’est une capacité latente qui existe en chacun de nous comme une unité d’appui. Dans notre monde étroit d’écrémage, il n’est nul besoin de s’en servir. Puisque nous sommes si efficacement soutenus et protégés par le maillage étroit de notre première attention, nous ne réalisons pas du tout, ni même vaguement, que nous avons des ressources cachées.
Néanmoins, si nous pouvions choisir une autre alternative, comme l’option que le guerrier possède d’utiliser la seconde attention, la capacité latente du premier anneau de pouvoir commencerait à fonctionner et pourrait être utilisée avec des résultats spectaculaires. Don Juan soulignait le fait que le plus grand accomplissement des sorciers est le processus d’activation de cette capacité latente ; il appelait cela bloquer l’intention du premier anneau de pouvoir.
Il m’expliqua que les émanations de l’Aigle, qui ont déjà été isolées par la première attention de façon à construire le monde de tous les jours, exercent une pression inflexible sur la première attention. Pour que cette pression cesse de s’exercer, l’intention doit être déplacée. Les voyants appellent cela une obstruction ou une interruption de notre premier anneau de pouvoir.
4. L’intention est la force qui met en mouvement le premier anneau de pouvoir
Don Juan m’expliqua que l’intention ne se réfère pas au fait d’avoir une intention, ou de souhaiter telle ou telle chose, mais qu’elle se rapporte plutôt à la force impondérable qui nous pousse à nous comporter selon ce qui peut être décrit comme l’intention, le souhait, la volonté, etc. Don Juan ne la présentait pas comme une condition de l’existence, provenant de chacun, comme peuvent l’être les habitudes issues de la socialisation ou des réactions biologiques, mais plutôt comme une force personnelle, intime que nous possédons et utilisons individuellement comme une clef qui déplace de manière satisfaisante le premier anneau de pouvoir.
L’intention est ce qui conduit notre première attention à se focaliser sur les émanations de l’Aigle au sein d’un certain cadre. Et l’intention est aussi ce qui commande au premier anneau de pouvoir d’entraver ou d’interrompre le flux de l’énergie. Don Juan me suggéra de concevoir l’intention comme une force invisible qui existe dans l’univers, n’ayant pas connaissance d’elle-même, mais affectant pourtant chaque chose: une force qui crée et soutient les écrémages. Il affirmait que les écrémages doivent se recréer sans cesse afin d’être imprégnés du sentiment de continuité. Pour récréer à chaque fois les écrémages avec la fraîcheur nécessaire à construire un monde vivant, nous devons en avoir l’intention à chaque fois que nous les construisons. Par exemple, nous devons avoir l’intention de « la montagne » dans toute sa complexité pour que l’écrémage se matérialise complètement.
Don Juan disait que, pour un spectateur, dont le comportement serait basé uniquement sur la première attention, sans l’intervention de l’intention, « la montagne » apparaîtrait sous la forme d’un écrémage complètement différent. Elle pourrait apparaître sous l’aspect de l’écrémage « forme géométrique » ou « vague tache de couleur ». Pour que le produit de l’écrémage « montagne » soit complet, le spectateur doit en avoir l’intention, même si cela se produit de manière involontaire sous la force contraignante du premier anneau de pouvoir, ou de manière préméditée, par le biais de l’entraînement du guerrier.
Don Juan me fit remarquer qu’il existe trois manières pour l’intention de venir jusqu’à nous. La plus prédominante des trois est connue par les voyants comme étant «l’intention du premier anneau de pouvoir». C’est une intention aveugle qui vient à nous de manière fortuite. C’est comme si nous nous trouvions sur son chemin, ou comme si l’intention se trouvait sur le nôtre. Nous nous trouvons inévitablement pris dans les mailles de son filet sans avoir le moindre contrôle sur ce qui nous arrive.
La seconde manière est quand l’intention vient à nous de son propre chef. Cela requiert de notre part un degré considérable de volonté, un sens de la détermination. C’est seulement grâce à notre capacité à agir en tant que guerriers que nous pouvons nous placer volontairement sur le chemin de l’intention ; nous l’appelons, pour ainsi dire. Don Juan m’expliqua que son insistance à agir en tant que guerrier impeccable n’était rien de plus qu’un effort pour faire savoir à l’intention qu’il se mettait lui-même sur son chemin. Don Juan disait que les guerriers appellent ce phénomène « pouvoir ». Ainsi, lorsqu’ils parlent d’avoir du pouvoir personnel, ils font référence à l’intention venant à eux volontairement. Le résultat, me disait-il, peut- être décrit comme la capa cité à trouver de nouvelles solutions, ou la capacité d’influer sur les gens ou les évènements.
C’est comme si d’autres possibilités, auparavant resté es inconnues du guerrier, devenaient soudainement apparentes. De cette manière, un guerrier impeccable ne planifie jamais rien à l’avance, mais ses actions sont si décisives qu’il semble que le guerrier ait calculé en amont chaque facette de son activité.
La troisième façon par laquelle nous rencontrons l’intention est la plus rare et la plus complexe des trois ; elle se produit lorsque l’intention nous autorise à s’harmoniser avec elle. Don Juan décrivait cet état comme le véritable moment de pouvoir : le point culminant d’efforts de toute une vie de quête d’impeccabilité. Seuls les guerriers suprêmes l’obtiennent, et aussi longtemps qu’ils sont dans cet état, l’intention se laisse manoeuvrer par eux à volonté. C’est comme si l’intention avait fusionné avec ces guerriers, et ce faisant, les transformait en force pure, dénuée de conception a priori. Les voyants appellent cet état « l’intention du second anneau de pouvoir» ou « volonté ».
5. Le premier anneau de pouvoir peut être arrêté par un blocage fonctionnel de la capacité à construire des écrémages
Don Juan disait que la fonction des non-faires est de créer une entrave à la focalisation qu’exerce habituellement notre première attention. Les non-faires sont, en ce sens, des manoeuvres destinées à préparer la première attention au blocage fonctionnel du premier anneau de pouvoir, ou en d’autres termes, à l’interruption de l’intention. Don Juan m’expliqua que ce blocage fonctionnel, qui est la seule méthode pour utiliser de manière systématique la capacité latente du premier anneau de pouvoir, représente une interruption temporelle que le benefactor crée dans la capacité du disciple à construire des écrémages.
C’est une intrusion, artificielle, puissante et préméditée, dans la première attention, exécutée dans le but de la pousser au-delà des apparences que les écrémages nous présentent ; cette intrusion s’obtient par l’interruption de l’intention du premier anneau de pouvoir. Don Juan disait que pour parvenir à cette interruption, le benefactor traite l’intention selon sa nature réelle, c’est-à-dire un flux, un courant d’énergie qui peut être finalement arrêté ou réorienté.
Néanmoins, une interruption de ce genre implique une commotion d’une telle amplitude qu’elle peut forcer le premier anneau de pouvoir à s’arrêter totalement ; une situation impossible à concevoir dans des conditions normales de vie. Il est impensable pour nous que nous puissions retourner sur les pas du processus de consolidation de notre perception, mais il est possible de nous placer nous-même, sous l’impact de cette interruption, dans une position perceptuelle très similaire à celle de nos débuts, quand les commandements de l’Aigle étaient des émanations que nous n’avions pas encore chargées de sens.
Don Juan disait que toute procédure utilisée par le benefactor pour créer cette interruption doit être intimement liée à son pouvoir personnel. Ainsi, un benefactor n’utilise aucune procédure pour manipuler l’intention, mais l’oriente et la met à la portée de l’apprenti au moyen de son pouvoir personnel. Dans mon cas, Don Juan accompli le blocage fonctionnel du premier anneau de pouvoir à travers un processus complexe, qui combinait trois méthodes : l’ingestion de plantes hallucinogènes, la manipulation du corps, et des manoeuvres avec l’intention elle-même.
Au début don Juan se servit beaucoup de l’ingestion de plantes hallucinogènes, apparemment à cause de la persistance de mon côté rationnel. Les effets furent phénoménaux, mais retardèrent pourtant l’obtention de l’interruption qu’il recherchait. Le fait que les plantes furent hallucinogènes offrit à ma raison la justification parfaite qui lui permit de rassembler toutes ses ressources encore disponibles pour continuer à exercer son contrôle. J’étais convaincu que je pouvais expliquer de manière logique tout ce dont je faisais l’expérience, comme les incroyables prouesses que don Juan et don Genaro réalisèrent pour créer des interruptions, ainsi que les distorsions perceptuelles causées par l’ingestion d’hallucinogènes.
Don Juan disait que l’effet le plus remarquable des plantes hallucinogènes était qu’à chaque fois que j’en ingérais, j’avais le sentiment particulier que tout ce qui m’entourait recelait des richesses surprenantes. Il y avait des couleurs, des formes, des détails que je n’avais jamais perçus auparavant. Don Juan utilisait cet accroissement de ma capacité à percevoir et, grâce à une série de commandes et d’observations, il me forçait à entrer dans un état d’agitation nerveuse. Par la suite, il manipulait mon corps et me faisait basculer d’un côté de la conscience à l’autre, jusqu’à j’eus des visions fantasmagoriques ou de scènes absolument réelles habitées de créatures tridimensionnelles qui ne pouvaient raisonnablement pas exister dans ce monde.
Don Juan m’expliqua qu’une fois que la relation directe que nous construisions entre l’intention et les écrémages est rompue, elle ne peut jamais être réparée. A partir de ce moment-là, nous acquérons la capacité d’accrocher un courant qu’il décrivait comme étant « l’intention fantôme », ou l’intention des écrémages absents au moment ou à l’endroit de l’interruption, c’est-à-dire, une intention mise à notre disposition grâce à une certaine forme de mémoire. Don Juan affirmait que l’interruption de l’intention du premier anneau de pouvoir nous rend réceptifs et modelables; un nagual peut dès lors introduire l’intention du second anneau de pouvoir.
Don Juan était convaincu que les enfants d’un certain âge se retrouvent dans une disposition de réceptivité similaire ; étant privé d’intention, ils sont prêts à être imprégnés de toute intention mise à la disposition des professeurs qui les entourent. Après ma période d’ingestion continue de plantes hallucinogènes, don Juan arrêta totalement de les utiliser. Néanmoins, il parvint à créer en moi de nouvelles interruptions, plus spectaculaires encore, en manipulant mon corps et en me déplaçant vers d’autres états de conscience, en combinant tout ceci avec des manœuvres en lien avec l’intention elle-même.
Au moyen de combinaisons de séries d’instructions destinées à captiver l’attention et de commentaires adéquats, don Juan créa un courant « d’intention fantôme », et je fus alors amener à faire l’expérience des écrémages communs comme quelque chose d’inimaginable. Il engloba tout cela sous le concept « jeter un coup d’oeil dans l’immensité de l’Aigle ».
Don Juan me conduisit magistralement à travers d’innombrables interruptions de l’intention jusqu’à ce qu’il fût convaincu, en tant que voyant, que mon corps montrait les effets du blocage fonctionnel du premier anneau de pouvoir. Il me dit qu’il pouvait voir une activité inhabituelle dans la zone des omoplates. Il décrivit cela comme une petite cavité qui s’était formée exactement comme si la luminosité était une couche musculaire contractée par un nerf.
Pour ma part, le blocage fonctionnel du premier anneau de pouvoir eut pour effet de provoquer la disparition de la certitude, que j’avais eu toute ma vie durant, du fait que le produit de mes sens fût « réel ». J’entrais sereinement dans un état de silence intérieur.
Don Juan me disait souvent que ce qui donne aux guerriers cette incertitude extrême, dont son benefactor avait fait l’expérience à la fin de sa vie, cette résignation à l’échec que lui-même vivait à présent, était due au fait que jeter un coup d’oeil à l’immensité de l’Aigle laisse chacun de nous sans espoir. L’espoir est le résultat de notre familiarité avec les écrémages et l’idée que nous les contrôlons. Dans de pareils moments, seule toute une vie de guerrier peut nous aider à persévérer dans nos efforts pour découvrir ce que l’Aigle ne nous a pas laissé voir, mais sans espoir que nous puissions parvenir un jour à comprendre ce que nous découvrons.
6. La seconde attention
Don Juan m’expliqua que l’examen de la seconde attention doit commencer par la réalisation que la force du premier anneau de pouvoir, qui nous enferme, est une limite physique concrète. Les voyants l’ont décrite comme un mur de brouillard, une barrière qui peut être systématiquement amenée à notre conscience par le blocage du premier anneau de pouvoir, et ensuite perforée grâce à l’entraînement du guerrier.
Après avoir perforé ce mur de brouillard, on entre dans un vaste état intermédiaire. La tâche des guerriers consiste alors à le traverser jusqu’à atteindre la ligne de séparation suivante, qui devra être perforée de manière à entrer au sein de ce qui est véritablement l’autre moi ou la seconde attention. Don Juan disait que les deux lignes de séparation sont parfaitement identifiables.
Lorsque les guerriers perforent le mur de brouillard, ils ressentent une pression exercée sur leur corps, ou bien comme une vibration intense dans la cavité de leur corps, généralement à droite de l’estomac ou le long de la partie médiane du corps, de la droite vers la gauche. Lorsque les guerriers perforent la seconde ligne, ils ressentent un craquement aigu dans la partie supérieure du corps, quelque chose qui ressemble au son d’une petite branche sèche que l’on casse en deux.
Les deux lignes qui encadrent les deux attentions, et les limitent individuellement, sont connues des voyants sous le nom de lignes parallèles. Elles limitent les deux attentions en s’étendant jusqu’à l’infini, sans jamais autoriser leur traversée, à moins d’une perforation. Entre les deux lignes existe une zone de conscience spécifique que les voyants appellent les limbes, ou monde entre les lignes parallèles. C’est un espace réel situé entre deux gigantesques commandements des émanations de l’Aigle ; émanations appartenant aux possibilités humaines de la conscience. L’une est le niveau qui crée le moi de la vie de tous les jours, et l’autre est le niveau qui crée l’autre moi.
Les limbes étant une zone transitoire, les deux champs d’émanations s’étendent l’un pardessus l’autre. La fraction appartenant au niveau que nous connaissons, et qui s’étend dans cette zone, accroche une portion du premier anneau de pouvoir. Ainsi, la capacité du premier anneau de pouvoir à construire les écrémages nous fait percevoir une série d’écrémages dans les limbes qui sont quasiment comme ceux de la vie de tous les jours, à l’exception qu’ils apparaissent grotesques, insolites et distordus.
Ainsi les limbes possèdent des caractéristiques spécifiques qui ne changent pas arbitrairement à chaque fois que l’on y pénètre. Il y a à l’intérieur des limbes, des caractéristiques physiques qui ressemblent aux écrémages de la vie de tous les jours. Don Juan affirmait que la sensation de lourdeur dont on fait l’expérience dans les limbes est due à la charge croissante qui a été placée sur la première attention. Dans la zone située juste derrière le mur de brouillard nous pouvons encore nous comporter tel que nous le faisons normalement ; c’est comme si nous nous trouvions au sein d’un monde grotesque mais reconnaissable.
A mesure que nous pénétrons plus profondément à l’intérieur, au-delà du mur de brouillard, il devient progressivement plus difficile de reconnaître les caractéristiques du moi connu ou de se comporter comme tel. Il m’expliqua qu’il était possible de faire en sorte que n’importe quoi d’autres apparaissent à la place du mur de brouillard, mais que les voyants ont opté pour accentuer ce qui consomme le moins d’énergie : visualiser le mur de brouillard ne demande aucun effort. Ce qui existe au-delà de la seconde ligne de séparation est connu des voyants comme étant la seconde attention, ou l’autre moi, ou le monde parallèle ; et l’action de traverser d’un bord à l’autre est connue comme « traverser les lignes parallèles ».
Don Juan pensait que je pourrais assimiler ce concept plus profondément s’il me décrivait chaque domaine de la conscience comme une prédisposition perceptuelle spécifique. Il me dit qu’au sein du territoire de la conscience de tous les jours, nous sommes enfermés dans les prédispositions perceptuelles spécifiques de la première attention sans possibilité d’y échapper.
A partir du moment où le premier anneau de pouvoir commence à construire des écrémages, la manière de les produire devient notre prédisposition normale de perception. Briser la force unificatrice de la prédisposition perceptuelle de la première attention implique de briser la première ligne de séparation. La prédisposition normale de perception passe alors dans la zone intermédiaire située entre les lignes parallèles.
On continue à construire des écrémages de manière pratiquement normale pendant un certain laps de temps. Mais plus on approche de ce que les voyants appellent la seconde ligne de séparation, plus la prédisposition perceptuelle de la première attention commence à céder, à perdre de sa force. Don Juan disait que cette transition est marquée par une soudaine incapacité à se souvenir ou à comprendre ce que l’on est en train de faire.
Lorsque l’on approche de la seconde ligne de séparation, la seconde attention commence à agir sur les guerriers qui ont entrepris le voyage. S’ils sont inexpérimentés, leur conscience se vide, elle s’efface. Don Juan soutenait que la cause de cela provient du fait qu’ils approchent un spectre des émanations de l’Aigle qui ne possède pas encore de prédisposition perceptuelle systématique. Mes expériences avec la Gorda et la femme Nagual au-delà du mur de brouillard étaient un exemple de cette incapacité. J’ai voyagé jusqu’à l’autre moi, mais je ne fus pas en mesure de me figurer ce que nous avions fait pour la simple raison que ma seconde attention restait encore informulée et cela m’ôtait la possibilité de formuler ce que j’avais perçu.
Don Juan m’expliqua que l’on commence à activer le second anneau de pouvoir en forçant la seconde attention à sortir de sa léthargie. Le blocage fonctionnel du premier anneau de pouvoir accomplit cela. Ensuite, la tâche du maître consiste à recréer la condition qui a enclenché le premier anneau de pouvoir, la condition de saturation par l’intention. Le premier anneau de pouvoir est mis en mouvement par la force de l’intention donnée par ceux qui nous apprennent à effectuer l’écrémage. En tant que professeur, il me donna ainsi une nouvelle intention qui devait créer un nouvel environnement perceptuel.
Don Juan disait qu’une vie entière d’une discipline incessante, que les voyants appellent intention inflexible, est nécessaire pour rendre le second anneau de pouvoir capable de construire les écrémages qui appartiennent à l’autre niveau des émanations de l’Aigle. Dominer la prédisposition perceptuelle du moi parallèle est un exploit d’une valeur inestimable que peu de guerriers accomplissent. Silvio Manuel était l’un de ceux-là.
Don Juan m’avertit du fait qu’on ne doit pas essayer de la dominer délibérément. Si cela arrive, cela doit se produire selon un processus naturel qui se déroule sans un grand effort de notre part. Il m’expliqua que la raison de cette indifférence repose sur la considération pratique que lorsqu’elle est dominée, elle devient simplement très difficile à briser, puisque le but que les guerriers poursuivent activement est la rupture des deux prédispositions perceptuelles pour pénétrer finalement dans la liberté de la tierce attention.