Interview de Florinda Donner-Grau
Par Brian Cohen
Magical Blend #35 - 1992
Dans son troisième livre, Florinda Donner nous présente un monde que nous avons éliminé de notre perception, un monde qui a été étouffé sous des couches de normes sociales et d’acceptation, mis hors de notre vue et oublié. Dans son livre, Les Portes du Rêve, elle conte l’histoire du bouleversement de ses hypothèses sur l’espace, le temps, la réalité, et la féminité, par un groupe de personnes qui interagissent dans un état de conscience se situant quelque part entre le rêve et la veille. Amenée dans ce monde par l’énergie de don Juan, de Castaneda, et des femmes de leur groupe, Florinda expérimente une perception claire, bien que confondante, de l’énergie et des possibilités humaines. Ses expériences ne se déroulent pas sans gêne ; une gêne cependant utile pour l’aider à réexaminer toute sa connaissance et ses croyances habituelles dans un monde que peu d’entre nous sont capables de voir.
J’ai eu la chance de parler avec Florinda de ses quelques vingt années d’association avec don Juan et Castaneda, et il fut facile de comprendre quels étaient les bénéfices d’être capable de percevoir ce que nous négligeons habituellement. Hautement spirituelle et énergique, Florinda est à l’aise pour parler des réalités parallèles, autant que de son passe-temps favori, aller au cinéma.
Brian Cohen : Comment vous décririez-vous, et que vous faites-vous en ce moment ?
Florinda Donner : Je suis une anthropologue qui ne fait plus d’anthropologie, et je m’intéresse aux pratiques médicales non occidentales. Mon travail avec les indiens yanomama en Amérique du Sud était le sujet de mon premier livre, Shabono. Ensuite, j’ai fait une autre recherche, où j’ai travaillé avec une guérisseuse dans le nord du Vénézuela. A cette époque, j’étais déjà en contact avec le monde de don Juan, et j'avais le désir de continuer dans ce sens. Je ne suis plus investie dans la recherche académique. Ce que j’essaye de faire maintenant, en compagnie des autres personnes qui sont impliquées dans la même quête, est de travailler et de vivre le chemin que don Juan nous a enseigné, à l’intérieur d’un autre monde complet, que lui et ses compagnons ont ouvert pour nous.
BC : Quel est l’objectif de la sorcellerie ?
Flo : Les sorciers s’intéressent à la capacité inhérente à voir l’énergie directement. Ils décrivent leur connaissance comme la recherche de cette capacité à voir l’essence des choses. Ce que l’on fait normalement dans la vie de tous les jours est de percevoir un monde que l’on connaît déjà et on se contente de le valider. Apparemment, le boulot de la civilisation est de nous donner une idée préconçue, donc aucune expérience n’est vraiment nouvelle. Les gens forcent leurs enfants à percevoir, de gré ou de force. Et une fois qu’ils ont accompli cela, bien sûr, leurs enfants deviennent d’authentiques membres du groupe.
BC : Une fois que vous êtes capable de voir l’énergie dans votre environnement, que faites-vous avec cette connaissance, cette capacité ?
Flo : La plupart des gens sont limités en termes de ce qu’ils voient. Ce que les sorciers, moi incluse, veulent faire, c’est élargir les limites, les paramètres, de la perception normale. Il n’y a pas que les sorciers qui voient l’énergie directement, mais nous le faisons différemment que la plupart des gens. Tout le spectre de ce que nous sommes capables d’accomplir en tant qu’êtres humains change. Les choix qu’on a dans la vie sont très limités, car ces choix ont été définis par l’ordre social. La société fixe les options, et les individus font le reste, parce que ces options sont les seules qui soient disponibles. Il semble que nos seules possibilités proviennent de l’intérieur de ces limitations. Les sorciers voient que l’important dans la vie de tous les jours est de rester à l’intérieur des limites sociales acceptées de la perception.
BC : Comment faites-vous pour enseigner aux gens à élargir leur perception ?
Flo : Que nous soyons entraînés en tant qu’homme ou femme, nous sommes conditionnés à réagir d’une certaine manière. Si nous pouvons arrêter cela, ou au moins l’examiner, nous pouvons libérer une énorme quantité d’énergie. Cette énergie peut alors être utilisée pour rêver. Pour don Juan, tout tournait toujours autour du fait d’avoir assez d’énergie. Aux États-Unis, nous sommes conditionnés par la gratification immédiate ; nous voulons une recette instantanée qui marchera tout de suite. A un certain niveau, l’immédiateté est extrêmement attirante, en revanche, rien n’est bon à moins que vous puissiez appuyer sur un bouton et obtenir tout instantanément.
BC : Donc, un sorcier essaye de recanaliser cette énergie ?
Flo : Pas seulement, nous essayons de briser les barrières qui bloquent notre potentiel. Il est possible de briser ces barrières avec un auto-examen rigoureux. Un des premiers exercices que font les sorciers – un exercice que je n’ai pas fait pendant des années parce que je n’y croyais pas – est la récapitulation de leur vie, de toutes les personnes avec qui ils ont eu n’importe quel genre d’interaction. Ils commencent à travailler depuis le présent vers le passé et, bien sûr, ils finissent avec leurs parents. Cependant, ils ne font pas d’interprétation psychologique. Les sorciers veulent sentir à quel point ils ont interagi, quel type d’émotions ils ont ressenti. Plus ils vont loin dans le temps, plus ils prennent conscience que la répétition de leur façon de percevoir et d’interagir est affreusement ennuyeuse et qu’il n’y a rien de spécial à leur propos.
Don Juan disait qu’il y a un monde parallèle existant autour de nous, une force énergétique que nous ne laissons pas entrer car nous sommes trop occupés à soutenir ce que l’ordre social nous dicte de faire. Rêver est une des techniques principales pour percevoir ce monde parallèle. Cette « seconde attention », comme l’appelle Castaneda, nécessite beaucoup d’énergie, une énergie qui ne peut être acquise qu’en éradiquant l’idée du moi. En rêvant, ce que nous voulons accomplir essentiellement, c’est avoir le même contrôle que nous avons dans la vie de tous les jours. Le rêve devient aussi réel que notre vie quotidienne. Les gains sont énormes, gigantesque, en termes de ce que nous sommes capables de percevoir. Nous prenons conscience que nous sommes des êtres d’énergie.
BC : Est-ce que le rêve lucide a quelque chose de similaire avec « être en rêve » ?
Flo : Dans les livres de Carlos, il parle abondamment de ce que les sorciers appellent le « point d’assemblage ». La perception a lieu là où le point d’assemblage devient statique. Le plus grand accomplissement de notre éducation humaine est de fixer notre point d’assemblage sur sa position habituelle. Une fois qu’il est immobilisé là, notre perception peut être conduite et entraînée à interpréter ce que nous percevons. Nous apprenons à percevoir d’abord selon les termes de notre système ; puis selon les termes de nos sens.
En rêvant, on peut voir le corps comme un œuf lumineux d’énergie. Le point d’assemblage se déplace à l’intérieur de l’œuf et assemble différentes perceptions ; les perceptions produites pas les filaments d’énergie qui traversent l’œuf lumineux. En rêvant, avant le moment où l’on s’endort, le point d’assemblage commence à trembloter. Les sorciers essayent de contrôler l’endroit où ce point d’assemblage s’est fixé. Les sorciers s’intéressent à le manipuler et à l’utiliser à volonté. Un adepte du rêve lucide peut aller dans ses rêves et les contrôler totalement. Et c’est ce que don Juan cherchait à faire. En rêvant, il est possible d’accomplir le but ultime de la sorcellerie : libérer la perception de ses attaches sociales afin de percevoir directement l’énergie.
BC : Une des différences entre vos expériences initiales et celles de Castaneda est l’utilisation et la non utilisation des drogues. Vous ne faites pas mention des drogues dans votre livre.
Flo : Carlos a pris des plantes psychotropes parce qu’il était pour lui très difficile de casser les barrières de la perception. Pour les hommes c’est plus difficile, pour la simple raison qu’ils sont les piliers et les manufacturiers de notre définition de la réalité.
La conceptualisation de la raison a exclusivement été faite par les hommes. Cela a permis aux hommes de déprécier les dons et les accomplissements féminins. Et pire, cela a permis aux hommes d’exclure les traits féminins de la conceptualisation de leurs idéaux. Les femmes ont été entraînées à croire que seuls les hommes pouvaient être rationnels et cohérents. Les hommes ont défini la nature précise de la connaissance et, de là, ils ont exclu tout ce qui était féminin. Même si nous ne le verbalisons pas, nous, les femmes, savons instinctivement que la rationalité de l’homme n’est pas vraiment la nôtre. Donc, notre engagement envers cette réalité faite par les hommes n’est pas aussi fort que celui des hommes. Cela nous donne l’habilité de circuler entre les mondes parallèles, ou de circuler plus facilement dans le courant. L’importance des femmes guérisseuses dans les pratiques chamaniques a été ignorée dans la littérature chamanique. Dans l’histoire de la médecine occidentale, le rôle des femmes n’est même pas reconnu.
BC : Alors quelle est votre attitude envers les hommes sorciers ?
Flo : Don Juan était le nagual d’un groupe de quatorze sorciers. Castaneda est le nagual d’un groupe plus petit. Les sorciers mâles savent que sans les sorcières, il n’y a rien. Don Juan et Castaneda ne sont pas des leaders dans le sens où ils sont meilleurs ou qu’ils ont plus de connaissance. La seule raison pour laquelle ils sont les leaders de leur groupe est qu’ils ont plus d’énergie. Don Juan savait qu’il n’avait pas la moindre chance de tenir sans les femmes. Dans ce type de relation, les hommes et les femmes ne profitent jamais les uns des autres, parce que, énergétiquement, ils savent qu’ils ont besoin les uns des autres à un très haut degré. Les sorciers mâles savent que c’est la femelle qui a un lien direct avec ce qui se trouve là autour, peu importe comment on veut l’appeler – la connaissance, l’esprit, l’énergie.
Les livres de Carlos reflètent un processus différent, un processus dans lequel il est toujours engagé. Les hommes construisent leur connaissance pas à pas. Ils construisent leur « cône » vers la connaissance. Ce processus de construction du « cône » limite les hommes à ce qu’ils peuvent atteindre. Le mâle recherche d’abord l’ordre, la structure. La femelle plonge directement dans quelque chose, puis elle crée de l’ordre avec. Chez les femmes, le cône est inversé ; il est ouvert comme un entonnoir. Les femmes sont capables de s’ouvrir directement à la source, ou plutôt, la source les atteint directement.
BC : Lorsque vous avez rencontré Castaneda la première fois, il travaillait comme cuisinier à Tucson, c’était une tâche assignée par don Juan. Vous a-t-on assigné une tâche ?
Flo : Ma tâche était de finir l’université, d’obtenir mon doctorat et de continuer à étudier. D’après le point de vue des sorciers, il est inutile de ne pas utiliser ce que le monde a à offrir. La façon dont l’esprit rationnel a été développé et la façon dont il fonctionne est une des choses les plus exquises que nous ayons. Le nier serait criminel. Il est très important d’être très bien entraîné, à la fois depuis le niveau perceptuel et le niveau rationnel, car nous ne pouvons rejeter une chose, ou trouver sa faille, que si nous la comprenons à la perfection. J’ai toujours pensé : « Je m’en fous. Pourquoi devrais-je continuer mon éducation académique si je ne vais pas l’utiliser? »
Les sorciers m’ont fait voir à quel point il est important d’incorporer la connaissance rationnelle autant que la connaissance de la sorcellerie. Nous ne pouvons pas la rejeter, parce que le meilleur que l’homme a à offrir sont ses accomplissements intellectuels. Toutes les personnes de ce groupe ont des diplômes supérieurs, parce que lorsque vous plongez dans l’obscurité, si votre esprit n’est pas suffisamment aiguisé et entraîné d’un point de vue rationnel, vous ne pouvez pas donner de sens à ce que vous avez découvert dans l’obscurité.
BC : Même si le but est de le comprendre d’un point de vue non rationnel ?
Flo : Pour donner du sens en tant qu’êtres humains, nous devons être rationnels. Si vous avez un intellect aiguisé, vous pouvez très facilement passer d’un état à l’autre. D’après le point de vue de don Juan, nous sommes des « êtres humains responsables », mais pas des « êtres de raison ». C’est notre principal défaut. Nous avons des capacités pour d’incroyables possibilités intellectuelles. Nous n’en avons pas vraiment profité parce que nous ne pensons pas que cela ait de la valeur. Le monde des sorciers est un monde sophistiqué ; ce n’est pas suffisant de comprendre ses principes instinctivement. Nous avons besoin de les absorber intellectuellement. Contrairement à ce que les gens croient, les sorciers ne sont pas les praticiens d’obscurs rituels ésotériques. Les sorciers sont des hommes de raison. Ils ont une romance avec les idées. Ils ont cultivé la raison jusqu’à ses limites, car ils croient que c’est seulement en comprenant pleinement l’intellect qu’ils pourront incorporer les principes de la sorcellerie sans perdre de vue leur propre sobriété et intégrité. C’est là que les sorciers diffèrent radicalement des autres gens. La plupart des gens ont très peu de sobriété et encore moins d’intégrité.
BC : C’est un changement assez difficile à comprendre pour la plupart des gens.
Flo : Oui, car ce que nous essayons de faire est de réduire notre engagement avec le monde en changeant nos manières routinières d’interagir et d’être dans le monde. Vous voyez, nous voulons toujours être le protagoniste, nous voulons toujours être le « Je ». Toutes les histoires, tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons, tout ce que nous racontons, est toujours filtré par le « moi », et voir comme un témoin est bien plus merveilleux. La délectation d’expérimenter la capacité de l’être humain est fantastique. N’importe quelle situation normale devient un événement, devient un conte. Il est bien plus intéressant de laisser l’autre devenir le protagoniste.
BC : Ce n’est pas quelque chose que la culture occidentale a tendance à accepter.
Flo : Bien sûr. Si vous voulez l’analyser, toute la pensée occidentale suit l'idée du « moi ». Même si ce que nous ne voyons pas, et qui existe malgré tout, est sans limite.
BC : Ce que vous dites ressemble à l’idée bouddhiste du non-être.
Flo : Excepté que le Bouddhisme est un système qui fonctionne à l’intérieur de l’ordre social. La sorcellerie ne fonctionne pas à l’intérieur de l’ordre social. Pour vraiment incorporer la sorcellerie, on a besoin d’être pratiquement en dehors de l’ordre social. Ce n’est pas que l’on soit déviant, mais plutôt que l’on doive s’en extraire pour véritablement voir, pour avoir une vue depuis le pont. Essayer de se développer en se retirant dans un monastère ou dans le désert est inutile. A ce que nous en savons, c’est seulement en se mesurant à notre vie quotidienne que nous serons capables de changer. La pression est toujours si forte que nous ne pouvons pas soutenir cette nouvelle logique, précisément parce que nous sommes sous pression. Et nous serons toujours sous la pression du monde que nous connaissons. Le truc est de ne pas rester accrochés à nos routines. Pour accomplir cela, on a besoin d’énergie. L’important est de nous convaincre nous-même du besoin de modifier notre profonde socialisation afin d’acquérir cette énergie.
BC : Alors la sorcellerie est action, pas simplement pensée.
Flo : Exactement. La sorcellerie n’est pas une illusion, c’est quelque chose d’abstrait. La sorcellerie est la poursuite abstraite de nous re-fabriquer en dehors des paramètres que l’ordre social a défini, et en termes de ce qu’il nous permet d’être.
BC : Précédemment, nous avons parlé de la valeur sociale de la sorcellerie, mais il ne semble pas que votre travail ait un effet sur une grande quantité de personnes.
Flo : Nous, en tant qu’individus, devons changer avant de pouvoir assumer la tâche de changer n’importe qui d’autre.
BC : Et nous ne pouvons pas simplement faire un changement intellectuel.
Flo : Non. Intellectuellement, nous sommes disposés à être titillés par la pensée que la culture prédomine ce que nous sommes, notre comportement, ce que nous sommes disposés à faire, ce que nous sommes capables de voir. Mais nous ne sommes pas prêts à incorporer cette idée, à l’accepter comme une proposition pratique concrète. Et la raison en est que nous ne sommes pas disposés à accepter que la culture prédétermine aussi ce que nous sommes capables de percevoir. A un niveau pratique, nous voulons que tout le monde change, mais nous-même ne changeons pas. Les guerres civiles en Amérique centrale, par exemple, ne sont pas des changements. Ce sont simplement des passations de pouvoir. C’est la même chose dans ce pays. Nous n’avons pas changé. L’unique espoir est que les gens commencent à réaliser que leur monde prédéterminé n’a pas de sens. Collectivement, nous savons que quelque chose ne va pas du tout. Ce que nous avons fait à la Terre a déjà été fait, et nous ne pouvons pas le changer. La Terre continuera son existence que nous soyons là ou pas. Nous ne sommes pas condamnés parce que la Terre est condamnée ; nous sommes condamnés à cause de notre indisposition à changer.
Pour en finir avec nos schémas habituels, nous avons besoin d’énergie et de notre engagement à vraiment vouloir le faire. Don Juan était extrêmement ferme dans le sens qu’il pouvait pratiquement vous attrapez par la peau du cou et vous envoyer dans un autre monde. Castaneda est différent. Tout ce qui l’intéresse est l’engagement de chacun. Cela doit être votre décision. Il ne vous influencera pas. Il vous aidera si quelque chose doit être expliqué, mais il ne s’intéresse pas à la coercition ou à essayer d’intimider qui que ce soit pour changer le monde dans lequel nous vivons. Le changement doit d’abord venir de l’intérieur.
Par Brian Cohen
Magical Blend #35 - 1992
Dans son troisième livre, Florinda Donner nous présente un monde que nous avons éliminé de notre perception, un monde qui a été étouffé sous des couches de normes sociales et d’acceptation, mis hors de notre vue et oublié. Dans son livre, Les Portes du Rêve, elle conte l’histoire du bouleversement de ses hypothèses sur l’espace, le temps, la réalité, et la féminité, par un groupe de personnes qui interagissent dans un état de conscience se situant quelque part entre le rêve et la veille. Amenée dans ce monde par l’énergie de don Juan, de Castaneda, et des femmes de leur groupe, Florinda expérimente une perception claire, bien que confondante, de l’énergie et des possibilités humaines. Ses expériences ne se déroulent pas sans gêne ; une gêne cependant utile pour l’aider à réexaminer toute sa connaissance et ses croyances habituelles dans un monde que peu d’entre nous sont capables de voir.
J’ai eu la chance de parler avec Florinda de ses quelques vingt années d’association avec don Juan et Castaneda, et il fut facile de comprendre quels étaient les bénéfices d’être capable de percevoir ce que nous négligeons habituellement. Hautement spirituelle et énergique, Florinda est à l’aise pour parler des réalités parallèles, autant que de son passe-temps favori, aller au cinéma.
Brian Cohen : Comment vous décririez-vous, et que vous faites-vous en ce moment ?
Florinda Donner : Je suis une anthropologue qui ne fait plus d’anthropologie, et je m’intéresse aux pratiques médicales non occidentales. Mon travail avec les indiens yanomama en Amérique du Sud était le sujet de mon premier livre, Shabono. Ensuite, j’ai fait une autre recherche, où j’ai travaillé avec une guérisseuse dans le nord du Vénézuela. A cette époque, j’étais déjà en contact avec le monde de don Juan, et j'avais le désir de continuer dans ce sens. Je ne suis plus investie dans la recherche académique. Ce que j’essaye de faire maintenant, en compagnie des autres personnes qui sont impliquées dans la même quête, est de travailler et de vivre le chemin que don Juan nous a enseigné, à l’intérieur d’un autre monde complet, que lui et ses compagnons ont ouvert pour nous.
BC : Quel est l’objectif de la sorcellerie ?
Flo : Les sorciers s’intéressent à la capacité inhérente à voir l’énergie directement. Ils décrivent leur connaissance comme la recherche de cette capacité à voir l’essence des choses. Ce que l’on fait normalement dans la vie de tous les jours est de percevoir un monde que l’on connaît déjà et on se contente de le valider. Apparemment, le boulot de la civilisation est de nous donner une idée préconçue, donc aucune expérience n’est vraiment nouvelle. Les gens forcent leurs enfants à percevoir, de gré ou de force. Et une fois qu’ils ont accompli cela, bien sûr, leurs enfants deviennent d’authentiques membres du groupe.
BC : Une fois que vous êtes capable de voir l’énergie dans votre environnement, que faites-vous avec cette connaissance, cette capacité ?
Flo : La plupart des gens sont limités en termes de ce qu’ils voient. Ce que les sorciers, moi incluse, veulent faire, c’est élargir les limites, les paramètres, de la perception normale. Il n’y a pas que les sorciers qui voient l’énergie directement, mais nous le faisons différemment que la plupart des gens. Tout le spectre de ce que nous sommes capables d’accomplir en tant qu’êtres humains change. Les choix qu’on a dans la vie sont très limités, car ces choix ont été définis par l’ordre social. La société fixe les options, et les individus font le reste, parce que ces options sont les seules qui soient disponibles. Il semble que nos seules possibilités proviennent de l’intérieur de ces limitations. Les sorciers voient que l’important dans la vie de tous les jours est de rester à l’intérieur des limites sociales acceptées de la perception.
BC : Comment faites-vous pour enseigner aux gens à élargir leur perception ?
Flo : Que nous soyons entraînés en tant qu’homme ou femme, nous sommes conditionnés à réagir d’une certaine manière. Si nous pouvons arrêter cela, ou au moins l’examiner, nous pouvons libérer une énorme quantité d’énergie. Cette énergie peut alors être utilisée pour rêver. Pour don Juan, tout tournait toujours autour du fait d’avoir assez d’énergie. Aux États-Unis, nous sommes conditionnés par la gratification immédiate ; nous voulons une recette instantanée qui marchera tout de suite. A un certain niveau, l’immédiateté est extrêmement attirante, en revanche, rien n’est bon à moins que vous puissiez appuyer sur un bouton et obtenir tout instantanément.
BC : Donc, un sorcier essaye de recanaliser cette énergie ?
Flo : Pas seulement, nous essayons de briser les barrières qui bloquent notre potentiel. Il est possible de briser ces barrières avec un auto-examen rigoureux. Un des premiers exercices que font les sorciers – un exercice que je n’ai pas fait pendant des années parce que je n’y croyais pas – est la récapitulation de leur vie, de toutes les personnes avec qui ils ont eu n’importe quel genre d’interaction. Ils commencent à travailler depuis le présent vers le passé et, bien sûr, ils finissent avec leurs parents. Cependant, ils ne font pas d’interprétation psychologique. Les sorciers veulent sentir à quel point ils ont interagi, quel type d’émotions ils ont ressenti. Plus ils vont loin dans le temps, plus ils prennent conscience que la répétition de leur façon de percevoir et d’interagir est affreusement ennuyeuse et qu’il n’y a rien de spécial à leur propos.
Don Juan disait qu’il y a un monde parallèle existant autour de nous, une force énergétique que nous ne laissons pas entrer car nous sommes trop occupés à soutenir ce que l’ordre social nous dicte de faire. Rêver est une des techniques principales pour percevoir ce monde parallèle. Cette « seconde attention », comme l’appelle Castaneda, nécessite beaucoup d’énergie, une énergie qui ne peut être acquise qu’en éradiquant l’idée du moi. En rêvant, ce que nous voulons accomplir essentiellement, c’est avoir le même contrôle que nous avons dans la vie de tous les jours. Le rêve devient aussi réel que notre vie quotidienne. Les gains sont énormes, gigantesque, en termes de ce que nous sommes capables de percevoir. Nous prenons conscience que nous sommes des êtres d’énergie.
BC : Est-ce que le rêve lucide a quelque chose de similaire avec « être en rêve » ?
Flo : Dans les livres de Carlos, il parle abondamment de ce que les sorciers appellent le « point d’assemblage ». La perception a lieu là où le point d’assemblage devient statique. Le plus grand accomplissement de notre éducation humaine est de fixer notre point d’assemblage sur sa position habituelle. Une fois qu’il est immobilisé là, notre perception peut être conduite et entraînée à interpréter ce que nous percevons. Nous apprenons à percevoir d’abord selon les termes de notre système ; puis selon les termes de nos sens.
En rêvant, on peut voir le corps comme un œuf lumineux d’énergie. Le point d’assemblage se déplace à l’intérieur de l’œuf et assemble différentes perceptions ; les perceptions produites pas les filaments d’énergie qui traversent l’œuf lumineux. En rêvant, avant le moment où l’on s’endort, le point d’assemblage commence à trembloter. Les sorciers essayent de contrôler l’endroit où ce point d’assemblage s’est fixé. Les sorciers s’intéressent à le manipuler et à l’utiliser à volonté. Un adepte du rêve lucide peut aller dans ses rêves et les contrôler totalement. Et c’est ce que don Juan cherchait à faire. En rêvant, il est possible d’accomplir le but ultime de la sorcellerie : libérer la perception de ses attaches sociales afin de percevoir directement l’énergie.
BC : Une des différences entre vos expériences initiales et celles de Castaneda est l’utilisation et la non utilisation des drogues. Vous ne faites pas mention des drogues dans votre livre.
Flo : Carlos a pris des plantes psychotropes parce qu’il était pour lui très difficile de casser les barrières de la perception. Pour les hommes c’est plus difficile, pour la simple raison qu’ils sont les piliers et les manufacturiers de notre définition de la réalité.
La conceptualisation de la raison a exclusivement été faite par les hommes. Cela a permis aux hommes de déprécier les dons et les accomplissements féminins. Et pire, cela a permis aux hommes d’exclure les traits féminins de la conceptualisation de leurs idéaux. Les femmes ont été entraînées à croire que seuls les hommes pouvaient être rationnels et cohérents. Les hommes ont défini la nature précise de la connaissance et, de là, ils ont exclu tout ce qui était féminin. Même si nous ne le verbalisons pas, nous, les femmes, savons instinctivement que la rationalité de l’homme n’est pas vraiment la nôtre. Donc, notre engagement envers cette réalité faite par les hommes n’est pas aussi fort que celui des hommes. Cela nous donne l’habilité de circuler entre les mondes parallèles, ou de circuler plus facilement dans le courant. L’importance des femmes guérisseuses dans les pratiques chamaniques a été ignorée dans la littérature chamanique. Dans l’histoire de la médecine occidentale, le rôle des femmes n’est même pas reconnu.
BC : Alors quelle est votre attitude envers les hommes sorciers ?
Flo : Don Juan était le nagual d’un groupe de quatorze sorciers. Castaneda est le nagual d’un groupe plus petit. Les sorciers mâles savent que sans les sorcières, il n’y a rien. Don Juan et Castaneda ne sont pas des leaders dans le sens où ils sont meilleurs ou qu’ils ont plus de connaissance. La seule raison pour laquelle ils sont les leaders de leur groupe est qu’ils ont plus d’énergie. Don Juan savait qu’il n’avait pas la moindre chance de tenir sans les femmes. Dans ce type de relation, les hommes et les femmes ne profitent jamais les uns des autres, parce que, énergétiquement, ils savent qu’ils ont besoin les uns des autres à un très haut degré. Les sorciers mâles savent que c’est la femelle qui a un lien direct avec ce qui se trouve là autour, peu importe comment on veut l’appeler – la connaissance, l’esprit, l’énergie.
Les livres de Carlos reflètent un processus différent, un processus dans lequel il est toujours engagé. Les hommes construisent leur connaissance pas à pas. Ils construisent leur « cône » vers la connaissance. Ce processus de construction du « cône » limite les hommes à ce qu’ils peuvent atteindre. Le mâle recherche d’abord l’ordre, la structure. La femelle plonge directement dans quelque chose, puis elle crée de l’ordre avec. Chez les femmes, le cône est inversé ; il est ouvert comme un entonnoir. Les femmes sont capables de s’ouvrir directement à la source, ou plutôt, la source les atteint directement.
BC : Lorsque vous avez rencontré Castaneda la première fois, il travaillait comme cuisinier à Tucson, c’était une tâche assignée par don Juan. Vous a-t-on assigné une tâche ?
Flo : Ma tâche était de finir l’université, d’obtenir mon doctorat et de continuer à étudier. D’après le point de vue des sorciers, il est inutile de ne pas utiliser ce que le monde a à offrir. La façon dont l’esprit rationnel a été développé et la façon dont il fonctionne est une des choses les plus exquises que nous ayons. Le nier serait criminel. Il est très important d’être très bien entraîné, à la fois depuis le niveau perceptuel et le niveau rationnel, car nous ne pouvons rejeter une chose, ou trouver sa faille, que si nous la comprenons à la perfection. J’ai toujours pensé : « Je m’en fous. Pourquoi devrais-je continuer mon éducation académique si je ne vais pas l’utiliser? »
Les sorciers m’ont fait voir à quel point il est important d’incorporer la connaissance rationnelle autant que la connaissance de la sorcellerie. Nous ne pouvons pas la rejeter, parce que le meilleur que l’homme a à offrir sont ses accomplissements intellectuels. Toutes les personnes de ce groupe ont des diplômes supérieurs, parce que lorsque vous plongez dans l’obscurité, si votre esprit n’est pas suffisamment aiguisé et entraîné d’un point de vue rationnel, vous ne pouvez pas donner de sens à ce que vous avez découvert dans l’obscurité.
BC : Même si le but est de le comprendre d’un point de vue non rationnel ?
Flo : Pour donner du sens en tant qu’êtres humains, nous devons être rationnels. Si vous avez un intellect aiguisé, vous pouvez très facilement passer d’un état à l’autre. D’après le point de vue de don Juan, nous sommes des « êtres humains responsables », mais pas des « êtres de raison ». C’est notre principal défaut. Nous avons des capacités pour d’incroyables possibilités intellectuelles. Nous n’en avons pas vraiment profité parce que nous ne pensons pas que cela ait de la valeur. Le monde des sorciers est un monde sophistiqué ; ce n’est pas suffisant de comprendre ses principes instinctivement. Nous avons besoin de les absorber intellectuellement. Contrairement à ce que les gens croient, les sorciers ne sont pas les praticiens d’obscurs rituels ésotériques. Les sorciers sont des hommes de raison. Ils ont une romance avec les idées. Ils ont cultivé la raison jusqu’à ses limites, car ils croient que c’est seulement en comprenant pleinement l’intellect qu’ils pourront incorporer les principes de la sorcellerie sans perdre de vue leur propre sobriété et intégrité. C’est là que les sorciers diffèrent radicalement des autres gens. La plupart des gens ont très peu de sobriété et encore moins d’intégrité.
BC : C’est un changement assez difficile à comprendre pour la plupart des gens.
Flo : Oui, car ce que nous essayons de faire est de réduire notre engagement avec le monde en changeant nos manières routinières d’interagir et d’être dans le monde. Vous voyez, nous voulons toujours être le protagoniste, nous voulons toujours être le « Je ». Toutes les histoires, tout ce que nous voyons, tout ce que nous percevons, tout ce que nous racontons, est toujours filtré par le « moi », et voir comme un témoin est bien plus merveilleux. La délectation d’expérimenter la capacité de l’être humain est fantastique. N’importe quelle situation normale devient un événement, devient un conte. Il est bien plus intéressant de laisser l’autre devenir le protagoniste.
BC : Ce n’est pas quelque chose que la culture occidentale a tendance à accepter.
Flo : Bien sûr. Si vous voulez l’analyser, toute la pensée occidentale suit l'idée du « moi ». Même si ce que nous ne voyons pas, et qui existe malgré tout, est sans limite.
BC : Ce que vous dites ressemble à l’idée bouddhiste du non-être.
Flo : Excepté que le Bouddhisme est un système qui fonctionne à l’intérieur de l’ordre social. La sorcellerie ne fonctionne pas à l’intérieur de l’ordre social. Pour vraiment incorporer la sorcellerie, on a besoin d’être pratiquement en dehors de l’ordre social. Ce n’est pas que l’on soit déviant, mais plutôt que l’on doive s’en extraire pour véritablement voir, pour avoir une vue depuis le pont. Essayer de se développer en se retirant dans un monastère ou dans le désert est inutile. A ce que nous en savons, c’est seulement en se mesurant à notre vie quotidienne que nous serons capables de changer. La pression est toujours si forte que nous ne pouvons pas soutenir cette nouvelle logique, précisément parce que nous sommes sous pression. Et nous serons toujours sous la pression du monde que nous connaissons. Le truc est de ne pas rester accrochés à nos routines. Pour accomplir cela, on a besoin d’énergie. L’important est de nous convaincre nous-même du besoin de modifier notre profonde socialisation afin d’acquérir cette énergie.
BC : Alors la sorcellerie est action, pas simplement pensée.
Flo : Exactement. La sorcellerie n’est pas une illusion, c’est quelque chose d’abstrait. La sorcellerie est la poursuite abstraite de nous re-fabriquer en dehors des paramètres que l’ordre social a défini, et en termes de ce qu’il nous permet d’être.
BC : Précédemment, nous avons parlé de la valeur sociale de la sorcellerie, mais il ne semble pas que votre travail ait un effet sur une grande quantité de personnes.
Flo : Nous, en tant qu’individus, devons changer avant de pouvoir assumer la tâche de changer n’importe qui d’autre.
BC : Et nous ne pouvons pas simplement faire un changement intellectuel.
Flo : Non. Intellectuellement, nous sommes disposés à être titillés par la pensée que la culture prédomine ce que nous sommes, notre comportement, ce que nous sommes disposés à faire, ce que nous sommes capables de voir. Mais nous ne sommes pas prêts à incorporer cette idée, à l’accepter comme une proposition pratique concrète. Et la raison en est que nous ne sommes pas disposés à accepter que la culture prédétermine aussi ce que nous sommes capables de percevoir. A un niveau pratique, nous voulons que tout le monde change, mais nous-même ne changeons pas. Les guerres civiles en Amérique centrale, par exemple, ne sont pas des changements. Ce sont simplement des passations de pouvoir. C’est la même chose dans ce pays. Nous n’avons pas changé. L’unique espoir est que les gens commencent à réaliser que leur monde prédéterminé n’a pas de sens. Collectivement, nous savons que quelque chose ne va pas du tout. Ce que nous avons fait à la Terre a déjà été fait, et nous ne pouvons pas le changer. La Terre continuera son existence que nous soyons là ou pas. Nous ne sommes pas condamnés parce que la Terre est condamnée ; nous sommes condamnés à cause de notre indisposition à changer.
Pour en finir avec nos schémas habituels, nous avons besoin d’énergie et de notre engagement à vraiment vouloir le faire. Don Juan était extrêmement ferme dans le sens qu’il pouvait pratiquement vous attrapez par la peau du cou et vous envoyer dans un autre monde. Castaneda est différent. Tout ce qui l’intéresse est l’engagement de chacun. Cela doit être votre décision. Il ne vous influencera pas. Il vous aidera si quelque chose doit être expliqué, mais il ne s’intéresse pas à la coercition ou à essayer d’intimider qui que ce soit pour changer le monde dans lequel nous vivons. Le changement doit d’abord venir de l’intérieur.