LES LECTEURS DE L'INFINI
Un Journal d'Herméneutique Appliquée
Numéro 3 - Volume 1
Los Angeles - Mars 1996
Note de l'auteur: Le but exclusif de ce journal est la dissémination d'idées. Du fait que les idées proposées ici sont, à un degré considérable, étrangères à l'homme occidental, la structure de ce journal doit être adaptée à la nature de ces idées. Les idées auxquelles je me réfère me furent présentées par don Juan Matus, un indien mexicain sorcier ou chaman qui m'a guidé pendant trente ans d'apprentissage à travers le monde cognitif des sorciers qui vivaient au Mexique dans les temps anciens. J'ai l'intention de présenter ces concepts de la même façon qu'il l'a fait : directement, de manière concise et en utilisant le langage au maximum de ses possibilités. C'est la manière dont don Juan conduisait chaque facette de son enseignement ; ceci a captivé mon attention, depuis le début de mon association avec lui, au point que je fasse de la clarté et de la précision dans l'usage du langage, un de mes buts désirés dans la vie.
Mes tentatives de publier ce journal remontent à aussi loin que 1971, quand j'ai présenté ce format à certains éditeurs, qui refusèrent immédiatement car il n'était pas conforme à la notion préconçue de journal savant, ni conforme au format d'un magazine ou même d'un bulletin d'informations. Mon argument voulant que les idées contenues dans le journal soient assez étrangères pour dicter un format qui était un amalgame de ces trois genres établis, n'eut pas d'impact suffisant pour les convaincre de le publier. Le titre que je voulais donner au journal, à cette époque, était Le Journal d'Ethno-Herméneutique. Des années plus tard, j'ai bel et bien trouvé qu'une publication portant ce nom était en circulation.
Maintenant, je me trouve moi-même dans la situation de publier ce journal. Ce n'est pas une tentative de commercialiser quoi que ce soit, ni un moyen d'apporter des justifications d'aucune sorte. Je l'envisage comme une tentative de rallier le monde de la spéculation philosophique de l'homme occidental, aux visions-observations des sorciers indiens qui vivaient au Mexique dans les temps anciens, et dont les descendants culturels étaient don Juan Matus et sa cohorte.
J'ai juré, depuis que je suis entré dans le monde cognitif de don Juan, de rester fidèle à ce qu'il m'a enseigné. Je peux dire, sans me vanter, que pendant trente ans, j'ai gardé vivante cette promesse. Elle porte maintenant sur la conception et le développement de ce journal. Ceci est conforme à une des visions-observations de don Juan : il appelait ça la lecture de l'infini. Il disait que lorsqu'on est vide de pensées et qu'on a acquis quelque chose qu'il appelait "le silence intérieur", l'horizon apparaissait aux yeux de celui qui voit comme une étendue de lavande. Sur cette étendue de lavande, un point de couleur devient visible : couleur grenade. Ce point de couleur grenade s'agrandit soudainement et explose en une infinité qui peut être lue, comprise. On peut dire qu'à ce moment dans notre histoire, nous, êtres humains, sommes des lecteurs, sans nous soucier de savoir si nous lisons des thèmes philosophiques ou des manuels d'instruction. Un défi valable conçu par don Juan pour de tels lecteurs, est de devenir des lecteurs de l'infini. Ce journal est conforme en esprit et en pratique, je vous l'assure, à ce défi. Il émane du silence intérieur ; c'est une invitation pour tous à devenir des lecteurs de l'infini.
Au vu de ces arguments, j'ai décidé, soutenu par l'accord unanime de ma cohorte, de changer le nom de ce journal, La Voie Du Guerrier, termes depuis longtemps en usage, en quelque chose de plus actuel, qui n'a encore jamais été utilisé : LES LECTEURS DE L'INFINI.
Qu'est-ce que la phénoménologie?
La phénoménologie est une méthode philosophique, ou un système philosophique, proposé par un mathématicien et philosophe allemand, Edmund Gustav Husserl (1859-1938), dans un travail monumental dont le titre a été traduit par Investigations Logiques, qu'il a publié en trois volumes de 1900 à 1913.
Le terme phénoménologie avait déjà été utilisé dans des cercles philosophiques depuis 1700. Il signifiait alors retirer la conscience et l'expérience de leur univers de composants intentionnels, et les décrire dans un contexte philosophique ; ou bien il signifiait la recherche historique du développement de la conscience de soi, à partir des sensations primaires, et exprimée en pensée rationnelle.
C'est pourtant Husserl qui lui donna sa signification actuelle. Il considérait la Phénoménologie comme une méthode philosophique pour l'étude des essences, ou pour l'étude de l'acte de porter ces essences dans le flux de l'expérience de la vie. Il y pensait comme à une philosophie transcendantale traitant uniquement du résidu laissé après qu'une réduction ait été réalisée. Il appelait cette réduction l'époche, la mise entre parenthèses des significations ou de la suspension du jugement. "Retourner aux origines" était la devise de Husserl, quand cela se référait à n'importe quelle investigation philosophico-scientifique. Retourner aux origines impliquait une réduction de ce type, et Husserl espérait l'introduire dans n'importe quelle investigation philosophique donnée, en la considérant comme une partie essentielle ou comme un monde qui aurait existé avant que la pensée ne commence. Il eut l'intention que la Phénoménologie soit une méthode pour approcher l'expérience vivante telle qu'elle se produit dans le temps et l'espace ; c'était une tentative de décrire directement notre expérience telle qu'elle se présente, sans s'arrêter à considérer son origine ou ses explications causales.
Pour accomplir cette tâche, Husserl a proposé l'époche: un changement total d'attitude où le philosophe part des choses elles-mêmes et va vers leur significations ; c'est-à-dire depuis l'univers de la signification objectivée - le cœur de la science - vers l'univers de la signification telle qu'elle est expérimentée dans le monde vivant immédiat.
Plus tard, d'autres philosophes occidentaux ont défini et redéfini la Phénoménologie pour l'adapter à leurs spécifications particulières. La Phénoménologie telle qu'elle est aujourd'hui est une méthode philosophique qui défie toute définition. Il a été dit qu'elle en était encore au stade de se chercher elle-même une définition. Cette fluidité est ce qui attire l'intérêt des sorciers.
De par mon association avec don Juan Matus et les autres praticiens de sa lignée, je suis arrivé à la conclusion, en expérimentant directement leurs pratiques chamanistiques, que la mise entre parenthèses des significations ou la suspension de jugement que Husserl considérait comme la réduction essentielle de toute investigation philosophique, est impossible à réaliser si elle ne reste qu'un simple exercice d'intellect philosophique.
Je me suis laissé dire par quelqu'un qui a étudié avec Martin Heidegger, lui-même étudiant de Husserl, que lorsqu'on demandait à Husserl une indication pratique sur comment accomplir cette réduction, il disait : "Que diable, comment le saurais-je ? Je suis un philosophe." Les philosophes contemporains qui ont retravaillé et élargi les paramètres de la Phénoménologie n'ont jamais vraiment abordé l'aspect pratique. Pour eux, la Phénoménologie est resté un thème purement philosophique. Dans leur domaine, donc, cette mise entre parenthèses des significations n'est au mieux qu'un simple exercice philosophique.
Dans le monde des sorciers, suspendre le jugement n'est pas simplement le point de départ recherché de n'importe quelle investigation philosophico-pratique, mais la nécessité de toute pratique chamanistique. Les sorciers étendent les paramètres de ce qu'ils peuvent percevoir jusqu'à ce qu'ils perçoivent systématiquement l'inconnu. Pour réaliser cet exploit, ils doivent suspendre l'effet de notre système normal d'interprétation. Cet acte est accompli pour une question de survie plutôt que pour une question de choix. En ce sens, les praticiens de la connaissance de don Juan vont un cran au-delà des exercices intellectuels des philosophes. La proposition, dans cette section du journal, est de suivre les instructions des philosophes et de les corréler avec les réalisations pratiques des sorciers, qui ont, assez étrangement, travaillé leurs pratiques, dans beaucoup de cas, apparemment selon les mêmes lignes que celles proposées par les philosophes occidentaux.
LA VOIE DU GUERRIER VUE COMME UN PARADIGME PHILOSOPHICO-PRATIQUE
La troisième prémisse de la voie du guerrier est: LA PERCEPTION DOIT ETRE INTENTIONNELLE DANS SA TOTALITE. Don Juan disait que la perception était la perception, et qu'elle était dénuée de bien ou de mal. Il présentait cette prémisse comme l'une des plus importantes composantes de la voie du guerrier, l'arrangement essentiel auquel tous les sorciers devaient prétendre. Il arguait que comme la prémisse de base de la voie du guerrier était que nous sommes des perceveurs, tout ce que nous percevons doit être catalogué comme perception en soi-même, sans y imposer aucune valeur, ni positive ni négative.
Mon penchant naturel était d'insister sur le fait que le bien et le mal devaient être des conditions inhérentes à l'univers ; ils devaient être des essences et non pas des attributs. Quand je lui présentais mes arguments, qui étaient des contre -affirmations sans fondement, il me faisait remarquer que mes arguments manquaient d'envergure, qu'ils étaient simplement dictés par les caprices de mon intellect et par mon affiliation à certains arrangements syntaxiques.
"Tes arguments ne sont que des mots", disait-il, "des mots arrangés dans un ordre plaisant ; un ordre qui se conforme aux idées de ton époque. Ce que je te donne, ce n'est pas simplement des mots, mais des rapports précis provenant de mon carnet de navigation."
La première fois qu'il mentionna son carnet de navigation, je fus accroché par ce que je pensais être une métaphore, et je voulus en savoir plus. Tout ce que don Juan me disait, à cette époque, je le prenais comme une métaphore. Je trouvais ses métaphores extrêmement poétiques et ne manquais jamais une opportunité de les commenter.
"Un carnet de navigation ! Quelle belle métaphore, don Juan," lui dis-je à cette occasion.
"Métaphore, mon œil !" dit-il. "Le carnet de navigation d'un sorcier n'est pas comme n'importe lequel de tes arrangements de mots."
- Qu'est-ce que c'est alors, don Juan?"
- C'est un carnet de bord. C'est un enregistrement de toutes les choses que les sorciers perçoivent pendant leurs voyages dans l'infinité."
- C'est un enregistrement de tout ce que les sorciers de votre lignée ont perçu, don Juan ?"
- Bien sûr! Que pourrait-il être d'autre?"
- Est-ce que vous le gardez dans votre seule mémoire?"
Quand j'ai posé cette question, je pensais naturellement à l'histoire orale, ou bien à l'habileté des gens à conserver les explications sous forme d'histoires, tout spécialement les gens qui vivaient dans les temps précédents le langage écrit, ou les gens qui vivent en marge de la civilisation dans nos temps modernes. Dans le cas de don Juan, je pensais qu'un enregistrement de cette nature devait avoir une longueur monumentale.
Don Juan sembla être conscient de mon raisonnement. Il rit tout bas avant de me répondre. "Ce n'est pas une encyclopédie !" dit-il. "C'est un carnet de bord qui est bref et précis. Je vais t'en présenter tous les détails, et tu verras qu'il y a bien peu à rajouter par toi-même ou par n'importe qui d'autre, si toutefois il y a quelque chose à rajouter."
"Je ne peux pas concevoir comment il peut être court, don Juan, si c'est l'accumulation de la connaissance de toute votre lignée," insistais-je.
"Dans l'infini, les sorciers ont trouvé peu de points essentiels. Les variantes de ces points essentiels sont infinies, mais j'espère que tu découvriras un jour que ces variantes ne sont pas importantes. L'énergie est extrêmement précise."
"Mais comment les sorciers différencient-ils les variantes des points essentiels, don Juan ?"
"Les sorciers ne se focalisent pas sur les variantes. Au moment où ils sont prêts à voyager dans l'infini, ils sont aussi prêts à percevoir l'énergie telle qu'elle s'écoule dans l'univers, et, chose encore plus importante que n'importe quoi d'autre, ils sont capables de réinterpréter le flux d'énergie sans l'intervention de la pensée."
Quand don Juan formula, pour la première fois, la possibilité d'interpréter des données sensorielles sans l'aide de la pensée, je trouvai que c'était impossible à concevoir. Don Juan était nettement conscient du fil de mes idées.
"Tu essaies de comprendre tout cela en terme de raison," dit-il, "mais c'est une tâche impossible. Accepte la simple prémisse disant que la perception est la perception, dénuée de complexités et de contradictions. Le carnet de navigation dont je te parle est composé de ce que les sorciers perçoivent quand ils sont en état de silence intérieur total."
"Ce que les sorciers perçoivent en état de silence intérieur total, c'est voir, n'est-ce pas?" demandais-je.
"Non," dit-il fermement, me regardant droit dans les yeux. "Voir, c'est percevoir l'énergie telle qu'elle s'écoule dans l'univers, et c'est certainement le début de la sorcellerie, mais ce à quoi les sorciers s'intéressent jusqu'à épuisement, c'est percevoir. Comme je te l'ai déjà dit, pour un sorcier, percevoir c'est interpréter le flux direct de l'énergie sans l'influence de la pensée. C'est pourquoi le livre de navigation est aussi réduit."
Don Juan décrivit ensuite un schéma complet de sorcellerie, bien que je n'en compris pas un mot. Il m'a fallu toute une vie pour arriver à me servir de ce qu'il m'avait dit à ce moment:
"Quand on est libéré de la pensée" - chose qui était plus qu'incompréhensible pour moi - "l'interprétation des données sensorielles n'est plus une affaire tenue pour acquise. Notre corps total y participe ; le corps en tant que conglomérat de champs d'énergie. La part la plus importante de cette interprétation vient de la contribution du corps d'énergie, le corps jumeau, en terme d'énergie ; une configuration énergétique qui est l'image miroir du corps en tant que sphère lumineuse. L'interaction réciproque des deux corps aboutit à une interprétation qui ne peut être ni bonne ni mauvaise, ni juste ni fausse, mais qui est une unité indivisible qui a de la valeur seulement pour ceux qui voyagent dans l'infini."
"Pourquoi cela ne pourrait-il pas avoir de la valeur dans notre vie quotidienne, don Juan?" demandai-je.
"Parce que quand les deux cotés de l'homme, son corps et son corps d'énergie, sont reliés ensemble, le miracle de la liberté se produit. Les sorciers disent qu'à ce moment, nous réalisons que pour des raisons qui nous sont étrangères, nous avons été interrompus au cours de notre voyage de conscience. Ce voyage interrompu recommence au moment de cette réunion."
"Une prémisse essentielle de la voie du guerrier est donc que la perception doit être intentionnelle dans sa totalité ; c'est-à-dire que la réinterprétation de l'énergie directe telle qu'elle s'écoule dans l'univers doit être faite par un homme en possession de ces deux parties essentielles : le corps et le corps d'énergie. Cette réinterprétation, pour les sorciers, est une totalité, et comme tu le comprendras un jour, on doit en avoir l'intention.
QUESTIONS A PROPOS DE LA VOIE DU GUERRIER
A quoi sert de pratiquer la Tenségrité, de faire la récapitulation, de faire toutes les choses que vous proposez? Qu'est-ce qu'on y gagne? Je suis une femme d'âge moyen avec trois enfants en âge scolaire ; mon couple n'est pas très stable; la charge est trop élevée. Je ne sais pas quoi faire.
A nouveau, tout comme dans d'autres cas que j'ai déjà relatés, ce n'est pas une nouvelle question pour moi. J'ai exprimé ma propre version de cela je ne sais combien de fois devant don Juan Matus. Il y avait deux niveaux d'abstraction auxquels il se référait chaque fois qu'il répondait à une question comme celle-ci, qu'elle soit posée par moi ou par n'importe lequel de ses disciples - je sais que tous ont posé la même question à un moment ou un autre, dans le même état de désespoir, de découragement, et en vain.
Au premier niveau, le niveau pratique, don Juan voulait montrer que l'exécution des passes magiques, en elle-même, conduisait le praticien à un incomparable état de bien-être.
"Les prouesses physiques et mentales qui résultent d'une exécution systématique des passes magiques," disait-il, "est si évidente que n'importe quelle discussion à propos de leurs effets est déplacée. Tout ce dont on a besoin est de pratiquer sans s'en arrêter à la considération du gain possible ou de leur inutilité complète."
Je n'étais en aucune manière différent des autres disciples de don Juan, ou de la personne qui m'a posé cette question. Je sentais et croyais que je n'étais pas apte à la voie du guerrier parce que mes défauts étaient excessifs. Quand don Juan me demandait ce qu'étaient mes défauts, je me retrouvais à marmonner, incapable de décrire ces défauts qui m'affligeaient si profondément. Je tournais tout cela en lui disant que j'avais une sensation de défaite qui semblait être la marque dominante de toute ma vie. Je me voyais comme un champion de l'exécution parfaite de choses idiotes qui ne m'amenaient nulle part. Ce sentiment était exprimé par des doutes et des tribulations, et par un incessant besoin de justifier tout ce que je faisais. Je savais que j'étais faible et indiscipliné dans des domaines que don Juan considérait comme essentiels. Et d'un autre côté, j'étais très discipliné dans des domaines qui n'avaient aucun intérêt pour lui. Mon sens du défaitisme était la conséquence la plus naturelle de cette contradiction. Quand je lui confirmais et reconfirmais mes doutes, il me faisait remarquer que les pensées obsessionnelles à propos de soi était une des choses les plus fatigante qu'il connaisse.
"Ne penser qu'à soi-même produit une étrange fatigue; une fatigue épuisante et étouffante au maximum."
A mesure que les années passèrent, j'en vins à comprendre et à accepter pleinement l'affirmation de don Juan. Ma conclusion, aussi bien que celle de tous ses disciples, fut que la première chose que l'on doit faire est de devenir conscient du soucis obsessionnel de soi-même. Une autre de nos conclusions fut que le seul moyen d'avoir assez d'énergie pour se détourner de ce soucis - quelque chose qui ne peut pas être obtenu intellectuellement - est de pratiquer les passes magiques. Une telle pratique génère de l'énergie, et l'énergie accomplit des merveilles.
Si la réalisation des passes magiques est couplée avec ce que les sorciers appellent la récapitulation, qui est le passage en revue systématique et l'examen des expériences de notre vie, nos chances de sortir du cercle vicieux de notre auto-contemplation sont multipliées dans une proportion considérable.
Tout ceci relève du niveau pratique. L'autre niveau auquel don Juan se référait, il l'appelait le domaine magique : la conviction des sorciers que nous sommes en réalité des êtres magiques ; que le fait que nous allons mourir nous donne du pouvoir et de la décision. Les sorciers croient en effet que si nous suivions strictement la voie du guerrier, nous pourrions utiliser notre mort comme une force qui nous guide pour devenir des êtres qui vont mourir. Ainsi ils croient que les êtres qui vont mourir sont magiques par définition, et qu'ils ne meurent pas de la mort qu'amène la fatigue et l'usure, mais qu'ils continuent un voyage de conscience. La force due à la prise de conscience qu'ils vont mourir de fatigue et d'usure, s'ils ne réclament pas et ne retrouvent pas leur nature magique, les rend uniques et pleins de ressources.
"A un moment donné de la vie, si tel est notre désir," me dit une fois don Juan, "cette singularité et ce pouvoir magiques se présentent dans notre vie, et parfois même de manière si douce qu'on dirait que cela se produit timidement."
L'éclaireur Bleu a écrit un poème une fois qui m'a toujours semblé être la description la plus appropriée des retrouvailles avec notre aspect magique :
Le Vol de l'Ange
par l'Eclaireur Bleu :
Il y a des anges qui sont destinés
A voler en descendant dans les brumes sombres.
Souvent, ils sont retenus là,
Et pour un temps, ils perdent leurs ailes
Et ils restent égarés,
Parfois pour presque toute la vie.
Cela n'a pas vraiment d'importance, ils sont toujours des anges ;
Les anges ne meurent jamais.
Ils savent que la brume se dissipera un jour,
Même si c'est seulement pour un instant.
Mais ils savent qu'ils seront récupérés ensuite,
A la fin,
Par un ciel doré.
CARNET DE ROUTE DE LA TENSEGRITE
La Force qui Nous Tient Assemblé en tant que Champs d'Energie.
Les sorciers de l'ancien Mexique, qui ont découvert et développé les passes magiques sur lesquelles la Tenségrité est basée, soutiennent, selon ce que don Juan expliquait, que l'accomplissement de ces passes prépare et amène le corps à une réalisation transcendantale : la réalisation que, en tant que conglomérat de champs d'énergie, les êtres humains gardent leur cohésion grâce à une force vibratoire et agglutinante qui unit ces champs d'énergie individuels en une unité serrée et cohésive.
Don Juan Matus, en m'apprenant les propositions de ces sorciers des temps anciens, accentuait sans arrêt le fait que la réalisation des passes magiques était, au mieux de sa connaissance, le seul moyen d'établir une fondation pour devenir pleinement conscient de cette force vibratoire et agglutinante ; quelque chose qui se passe quand toutes les prémisses de la voie du guerrier sont intériorisées et mises en pratique.
Il avait l'habileté, comme professeur, de faire en sorte que ces prémisses puissent être incarnées ; en d'autres mots, il maniait les prémisses de la voie du guerrier de telle manière qu'il nous devenait possible, à moi et à ses autres disciples, de les transformer en des éléments de notre vie quotidienne.
Il avançait que cette force vibratoire et agglutinante, qui maintient assemblé le conglomérat de champs d'énergie que nous sommes, était apparemment similaire à ce que les astronomes modernes croient devoir se produire au cœur de toutes les galaxies qui existent dans le cosmos. Ils croient que là, au centre, une force d'une incalculable puissance maintient [la matière ?] des galaxies en place. Cette force, appelée trou noir, est un concept théorique qui semble être l'explication la plus plausible du pourquoi les étoiles ne s'envolent pas en morceaux, emportées par leur propre vitesse de rotation.
L'homme moderne a découvert, au travers des recherches scientifiques, qu'il y a une force de liaison qui retient ensemble les éléments qui composent l'atome. Dans le même ordre d'idées, les éléments composant les cellules sont retenus ensemble par une force similaire qui semble les pousser à se combiner en tissus et en organes concrets et particuliers. Don Juan disait que ces sorciers qui vivaient au Mexique dans les temps anciens, savaient que les êtres humains, pris comme conglomérats de champs d'énergie, sont tenus assemblé non pas par des enveloppes énergétiques ou des ligaments énergétiques, mais par une sorte de vibration qui en même temps rend tout vivant et met tout en place ; une certaine énergie, une certaine force vibratoire, un certain pouvoir qui agglutine ces champs d'énergie en une seule unité énergétique.
Don Juan expliquait que ces sorciers, par leur pratique et leur discipline, devinrent capables de manier cette force vibratoire, après en être devenu pleinement conscients. Leur expertise à traiter avec elle devint si extraordinaire que leurs actions furent transformées en légendes, en événements mythologiques qui n'existent que comme fictions. Par exemple, une des histoires que don Juan racontait à propos des anciens sorciers, était qu'ils étaient capables de dissoudre leur masse physique simplement en concentrant leur conscience totale et leur intention totale sur cette force.
Don Juan affirmait que, bien qu'ils fussent capables de passer au travers d'un trou d'aiguille s'ils le jugeaient nécessaire, ils ne furent jamais vraiment satisfaits des résultats de cette manœuvre de dissolution de leur masse. La raison de leur déception était qu'une fois que leur masse était dissoute, leur capacité d'agir l'était aussi. Ils étaient rendus à l'alternative de seulement pouvoir témoigner des événements auxquels ils étaient incapables de participer. La frustration qui suivit, c'est-à-dire le résultat d'être incapable d'agir, se changea, selon don Juan, en un défaut accablant : leur obsession à découvrir la nature de cette force vibratoire, une obsession mue par leur caractère concret, qui les faisait vouloir saisir et contrôler cette force. Ils avaient l'intense désir de se soustraire de cette condition de fantôme sans masse, quelque chose qui n'a en somme jamais pu être accompli, disait don Juan.
Les praticiens modernes, héritiers culturels de ces sorciers de l'antiquité, ayant découvert qu'il était impossible d'être concret et utilitariste envers cette force vibratoire, ont opté pour la seule alternative raisonnable : devenir conscient de cette force sans autre but en tête que l'élégance et le bien-être qu'apporte la connaissance.
Le seul cas acceptable d'utilisation du pouvoir de cette force vibratoire agglutinante, que don Juan donnait, était la capacité de laisser les sorcier brûler de l'intérieur, lorsque le temps vinait pour eux de quitter ce monde. Don Juan disait que c'était la simplicité même pour les sorciers que de placer leur conscience totale et absolue sur la force agglutinante avec l'intention de brûler, et qu'alors ils disparaissaient, comme un souffle d'air.
Un Journal d'Herméneutique Appliquée
Numéro 3 - Volume 1
Los Angeles - Mars 1996
Note de l'auteur: Le but exclusif de ce journal est la dissémination d'idées. Du fait que les idées proposées ici sont, à un degré considérable, étrangères à l'homme occidental, la structure de ce journal doit être adaptée à la nature de ces idées. Les idées auxquelles je me réfère me furent présentées par don Juan Matus, un indien mexicain sorcier ou chaman qui m'a guidé pendant trente ans d'apprentissage à travers le monde cognitif des sorciers qui vivaient au Mexique dans les temps anciens. J'ai l'intention de présenter ces concepts de la même façon qu'il l'a fait : directement, de manière concise et en utilisant le langage au maximum de ses possibilités. C'est la manière dont don Juan conduisait chaque facette de son enseignement ; ceci a captivé mon attention, depuis le début de mon association avec lui, au point que je fasse de la clarté et de la précision dans l'usage du langage, un de mes buts désirés dans la vie.
Mes tentatives de publier ce journal remontent à aussi loin que 1971, quand j'ai présenté ce format à certains éditeurs, qui refusèrent immédiatement car il n'était pas conforme à la notion préconçue de journal savant, ni conforme au format d'un magazine ou même d'un bulletin d'informations. Mon argument voulant que les idées contenues dans le journal soient assez étrangères pour dicter un format qui était un amalgame de ces trois genres établis, n'eut pas d'impact suffisant pour les convaincre de le publier. Le titre que je voulais donner au journal, à cette époque, était Le Journal d'Ethno-Herméneutique. Des années plus tard, j'ai bel et bien trouvé qu'une publication portant ce nom était en circulation.
Maintenant, je me trouve moi-même dans la situation de publier ce journal. Ce n'est pas une tentative de commercialiser quoi que ce soit, ni un moyen d'apporter des justifications d'aucune sorte. Je l'envisage comme une tentative de rallier le monde de la spéculation philosophique de l'homme occidental, aux visions-observations des sorciers indiens qui vivaient au Mexique dans les temps anciens, et dont les descendants culturels étaient don Juan Matus et sa cohorte.
J'ai juré, depuis que je suis entré dans le monde cognitif de don Juan, de rester fidèle à ce qu'il m'a enseigné. Je peux dire, sans me vanter, que pendant trente ans, j'ai gardé vivante cette promesse. Elle porte maintenant sur la conception et le développement de ce journal. Ceci est conforme à une des visions-observations de don Juan : il appelait ça la lecture de l'infini. Il disait que lorsqu'on est vide de pensées et qu'on a acquis quelque chose qu'il appelait "le silence intérieur", l'horizon apparaissait aux yeux de celui qui voit comme une étendue de lavande. Sur cette étendue de lavande, un point de couleur devient visible : couleur grenade. Ce point de couleur grenade s'agrandit soudainement et explose en une infinité qui peut être lue, comprise. On peut dire qu'à ce moment dans notre histoire, nous, êtres humains, sommes des lecteurs, sans nous soucier de savoir si nous lisons des thèmes philosophiques ou des manuels d'instruction. Un défi valable conçu par don Juan pour de tels lecteurs, est de devenir des lecteurs de l'infini. Ce journal est conforme en esprit et en pratique, je vous l'assure, à ce défi. Il émane du silence intérieur ; c'est une invitation pour tous à devenir des lecteurs de l'infini.
Au vu de ces arguments, j'ai décidé, soutenu par l'accord unanime de ma cohorte, de changer le nom de ce journal, La Voie Du Guerrier, termes depuis longtemps en usage, en quelque chose de plus actuel, qui n'a encore jamais été utilisé : LES LECTEURS DE L'INFINI.
Qu'est-ce que la phénoménologie?
La phénoménologie est une méthode philosophique, ou un système philosophique, proposé par un mathématicien et philosophe allemand, Edmund Gustav Husserl (1859-1938), dans un travail monumental dont le titre a été traduit par Investigations Logiques, qu'il a publié en trois volumes de 1900 à 1913.
Le terme phénoménologie avait déjà été utilisé dans des cercles philosophiques depuis 1700. Il signifiait alors retirer la conscience et l'expérience de leur univers de composants intentionnels, et les décrire dans un contexte philosophique ; ou bien il signifiait la recherche historique du développement de la conscience de soi, à partir des sensations primaires, et exprimée en pensée rationnelle.
C'est pourtant Husserl qui lui donna sa signification actuelle. Il considérait la Phénoménologie comme une méthode philosophique pour l'étude des essences, ou pour l'étude de l'acte de porter ces essences dans le flux de l'expérience de la vie. Il y pensait comme à une philosophie transcendantale traitant uniquement du résidu laissé après qu'une réduction ait été réalisée. Il appelait cette réduction l'époche, la mise entre parenthèses des significations ou de la suspension du jugement. "Retourner aux origines" était la devise de Husserl, quand cela se référait à n'importe quelle investigation philosophico-scientifique. Retourner aux origines impliquait une réduction de ce type, et Husserl espérait l'introduire dans n'importe quelle investigation philosophique donnée, en la considérant comme une partie essentielle ou comme un monde qui aurait existé avant que la pensée ne commence. Il eut l'intention que la Phénoménologie soit une méthode pour approcher l'expérience vivante telle qu'elle se produit dans le temps et l'espace ; c'était une tentative de décrire directement notre expérience telle qu'elle se présente, sans s'arrêter à considérer son origine ou ses explications causales.
Pour accomplir cette tâche, Husserl a proposé l'époche: un changement total d'attitude où le philosophe part des choses elles-mêmes et va vers leur significations ; c'est-à-dire depuis l'univers de la signification objectivée - le cœur de la science - vers l'univers de la signification telle qu'elle est expérimentée dans le monde vivant immédiat.
Plus tard, d'autres philosophes occidentaux ont défini et redéfini la Phénoménologie pour l'adapter à leurs spécifications particulières. La Phénoménologie telle qu'elle est aujourd'hui est une méthode philosophique qui défie toute définition. Il a été dit qu'elle en était encore au stade de se chercher elle-même une définition. Cette fluidité est ce qui attire l'intérêt des sorciers.
De par mon association avec don Juan Matus et les autres praticiens de sa lignée, je suis arrivé à la conclusion, en expérimentant directement leurs pratiques chamanistiques, que la mise entre parenthèses des significations ou la suspension de jugement que Husserl considérait comme la réduction essentielle de toute investigation philosophique, est impossible à réaliser si elle ne reste qu'un simple exercice d'intellect philosophique.
Je me suis laissé dire par quelqu'un qui a étudié avec Martin Heidegger, lui-même étudiant de Husserl, que lorsqu'on demandait à Husserl une indication pratique sur comment accomplir cette réduction, il disait : "Que diable, comment le saurais-je ? Je suis un philosophe." Les philosophes contemporains qui ont retravaillé et élargi les paramètres de la Phénoménologie n'ont jamais vraiment abordé l'aspect pratique. Pour eux, la Phénoménologie est resté un thème purement philosophique. Dans leur domaine, donc, cette mise entre parenthèses des significations n'est au mieux qu'un simple exercice philosophique.
Dans le monde des sorciers, suspendre le jugement n'est pas simplement le point de départ recherché de n'importe quelle investigation philosophico-pratique, mais la nécessité de toute pratique chamanistique. Les sorciers étendent les paramètres de ce qu'ils peuvent percevoir jusqu'à ce qu'ils perçoivent systématiquement l'inconnu. Pour réaliser cet exploit, ils doivent suspendre l'effet de notre système normal d'interprétation. Cet acte est accompli pour une question de survie plutôt que pour une question de choix. En ce sens, les praticiens de la connaissance de don Juan vont un cran au-delà des exercices intellectuels des philosophes. La proposition, dans cette section du journal, est de suivre les instructions des philosophes et de les corréler avec les réalisations pratiques des sorciers, qui ont, assez étrangement, travaillé leurs pratiques, dans beaucoup de cas, apparemment selon les mêmes lignes que celles proposées par les philosophes occidentaux.
LA VOIE DU GUERRIER VUE COMME UN PARADIGME PHILOSOPHICO-PRATIQUE
La troisième prémisse de la voie du guerrier est: LA PERCEPTION DOIT ETRE INTENTIONNELLE DANS SA TOTALITE. Don Juan disait que la perception était la perception, et qu'elle était dénuée de bien ou de mal. Il présentait cette prémisse comme l'une des plus importantes composantes de la voie du guerrier, l'arrangement essentiel auquel tous les sorciers devaient prétendre. Il arguait que comme la prémisse de base de la voie du guerrier était que nous sommes des perceveurs, tout ce que nous percevons doit être catalogué comme perception en soi-même, sans y imposer aucune valeur, ni positive ni négative.
Mon penchant naturel était d'insister sur le fait que le bien et le mal devaient être des conditions inhérentes à l'univers ; ils devaient être des essences et non pas des attributs. Quand je lui présentais mes arguments, qui étaient des contre -affirmations sans fondement, il me faisait remarquer que mes arguments manquaient d'envergure, qu'ils étaient simplement dictés par les caprices de mon intellect et par mon affiliation à certains arrangements syntaxiques.
"Tes arguments ne sont que des mots", disait-il, "des mots arrangés dans un ordre plaisant ; un ordre qui se conforme aux idées de ton époque. Ce que je te donne, ce n'est pas simplement des mots, mais des rapports précis provenant de mon carnet de navigation."
La première fois qu'il mentionna son carnet de navigation, je fus accroché par ce que je pensais être une métaphore, et je voulus en savoir plus. Tout ce que don Juan me disait, à cette époque, je le prenais comme une métaphore. Je trouvais ses métaphores extrêmement poétiques et ne manquais jamais une opportunité de les commenter.
"Un carnet de navigation ! Quelle belle métaphore, don Juan," lui dis-je à cette occasion.
"Métaphore, mon œil !" dit-il. "Le carnet de navigation d'un sorcier n'est pas comme n'importe lequel de tes arrangements de mots."
- Qu'est-ce que c'est alors, don Juan?"
- C'est un carnet de bord. C'est un enregistrement de toutes les choses que les sorciers perçoivent pendant leurs voyages dans l'infinité."
- C'est un enregistrement de tout ce que les sorciers de votre lignée ont perçu, don Juan ?"
- Bien sûr! Que pourrait-il être d'autre?"
- Est-ce que vous le gardez dans votre seule mémoire?"
Quand j'ai posé cette question, je pensais naturellement à l'histoire orale, ou bien à l'habileté des gens à conserver les explications sous forme d'histoires, tout spécialement les gens qui vivaient dans les temps précédents le langage écrit, ou les gens qui vivent en marge de la civilisation dans nos temps modernes. Dans le cas de don Juan, je pensais qu'un enregistrement de cette nature devait avoir une longueur monumentale.
Don Juan sembla être conscient de mon raisonnement. Il rit tout bas avant de me répondre. "Ce n'est pas une encyclopédie !" dit-il. "C'est un carnet de bord qui est bref et précis. Je vais t'en présenter tous les détails, et tu verras qu'il y a bien peu à rajouter par toi-même ou par n'importe qui d'autre, si toutefois il y a quelque chose à rajouter."
"Je ne peux pas concevoir comment il peut être court, don Juan, si c'est l'accumulation de la connaissance de toute votre lignée," insistais-je.
"Dans l'infini, les sorciers ont trouvé peu de points essentiels. Les variantes de ces points essentiels sont infinies, mais j'espère que tu découvriras un jour que ces variantes ne sont pas importantes. L'énergie est extrêmement précise."
"Mais comment les sorciers différencient-ils les variantes des points essentiels, don Juan ?"
"Les sorciers ne se focalisent pas sur les variantes. Au moment où ils sont prêts à voyager dans l'infini, ils sont aussi prêts à percevoir l'énergie telle qu'elle s'écoule dans l'univers, et, chose encore plus importante que n'importe quoi d'autre, ils sont capables de réinterpréter le flux d'énergie sans l'intervention de la pensée."
Quand don Juan formula, pour la première fois, la possibilité d'interpréter des données sensorielles sans l'aide de la pensée, je trouvai que c'était impossible à concevoir. Don Juan était nettement conscient du fil de mes idées.
"Tu essaies de comprendre tout cela en terme de raison," dit-il, "mais c'est une tâche impossible. Accepte la simple prémisse disant que la perception est la perception, dénuée de complexités et de contradictions. Le carnet de navigation dont je te parle est composé de ce que les sorciers perçoivent quand ils sont en état de silence intérieur total."
"Ce que les sorciers perçoivent en état de silence intérieur total, c'est voir, n'est-ce pas?" demandais-je.
"Non," dit-il fermement, me regardant droit dans les yeux. "Voir, c'est percevoir l'énergie telle qu'elle s'écoule dans l'univers, et c'est certainement le début de la sorcellerie, mais ce à quoi les sorciers s'intéressent jusqu'à épuisement, c'est percevoir. Comme je te l'ai déjà dit, pour un sorcier, percevoir c'est interpréter le flux direct de l'énergie sans l'influence de la pensée. C'est pourquoi le livre de navigation est aussi réduit."
Don Juan décrivit ensuite un schéma complet de sorcellerie, bien que je n'en compris pas un mot. Il m'a fallu toute une vie pour arriver à me servir de ce qu'il m'avait dit à ce moment:
"Quand on est libéré de la pensée" - chose qui était plus qu'incompréhensible pour moi - "l'interprétation des données sensorielles n'est plus une affaire tenue pour acquise. Notre corps total y participe ; le corps en tant que conglomérat de champs d'énergie. La part la plus importante de cette interprétation vient de la contribution du corps d'énergie, le corps jumeau, en terme d'énergie ; une configuration énergétique qui est l'image miroir du corps en tant que sphère lumineuse. L'interaction réciproque des deux corps aboutit à une interprétation qui ne peut être ni bonne ni mauvaise, ni juste ni fausse, mais qui est une unité indivisible qui a de la valeur seulement pour ceux qui voyagent dans l'infini."
"Pourquoi cela ne pourrait-il pas avoir de la valeur dans notre vie quotidienne, don Juan?" demandai-je.
"Parce que quand les deux cotés de l'homme, son corps et son corps d'énergie, sont reliés ensemble, le miracle de la liberté se produit. Les sorciers disent qu'à ce moment, nous réalisons que pour des raisons qui nous sont étrangères, nous avons été interrompus au cours de notre voyage de conscience. Ce voyage interrompu recommence au moment de cette réunion."
"Une prémisse essentielle de la voie du guerrier est donc que la perception doit être intentionnelle dans sa totalité ; c'est-à-dire que la réinterprétation de l'énergie directe telle qu'elle s'écoule dans l'univers doit être faite par un homme en possession de ces deux parties essentielles : le corps et le corps d'énergie. Cette réinterprétation, pour les sorciers, est une totalité, et comme tu le comprendras un jour, on doit en avoir l'intention.
QUESTIONS A PROPOS DE LA VOIE DU GUERRIER
A quoi sert de pratiquer la Tenségrité, de faire la récapitulation, de faire toutes les choses que vous proposez? Qu'est-ce qu'on y gagne? Je suis une femme d'âge moyen avec trois enfants en âge scolaire ; mon couple n'est pas très stable; la charge est trop élevée. Je ne sais pas quoi faire.
A nouveau, tout comme dans d'autres cas que j'ai déjà relatés, ce n'est pas une nouvelle question pour moi. J'ai exprimé ma propre version de cela je ne sais combien de fois devant don Juan Matus. Il y avait deux niveaux d'abstraction auxquels il se référait chaque fois qu'il répondait à une question comme celle-ci, qu'elle soit posée par moi ou par n'importe lequel de ses disciples - je sais que tous ont posé la même question à un moment ou un autre, dans le même état de désespoir, de découragement, et en vain.
Au premier niveau, le niveau pratique, don Juan voulait montrer que l'exécution des passes magiques, en elle-même, conduisait le praticien à un incomparable état de bien-être.
"Les prouesses physiques et mentales qui résultent d'une exécution systématique des passes magiques," disait-il, "est si évidente que n'importe quelle discussion à propos de leurs effets est déplacée. Tout ce dont on a besoin est de pratiquer sans s'en arrêter à la considération du gain possible ou de leur inutilité complète."
Je n'étais en aucune manière différent des autres disciples de don Juan, ou de la personne qui m'a posé cette question. Je sentais et croyais que je n'étais pas apte à la voie du guerrier parce que mes défauts étaient excessifs. Quand don Juan me demandait ce qu'étaient mes défauts, je me retrouvais à marmonner, incapable de décrire ces défauts qui m'affligeaient si profondément. Je tournais tout cela en lui disant que j'avais une sensation de défaite qui semblait être la marque dominante de toute ma vie. Je me voyais comme un champion de l'exécution parfaite de choses idiotes qui ne m'amenaient nulle part. Ce sentiment était exprimé par des doutes et des tribulations, et par un incessant besoin de justifier tout ce que je faisais. Je savais que j'étais faible et indiscipliné dans des domaines que don Juan considérait comme essentiels. Et d'un autre côté, j'étais très discipliné dans des domaines qui n'avaient aucun intérêt pour lui. Mon sens du défaitisme était la conséquence la plus naturelle de cette contradiction. Quand je lui confirmais et reconfirmais mes doutes, il me faisait remarquer que les pensées obsessionnelles à propos de soi était une des choses les plus fatigante qu'il connaisse.
"Ne penser qu'à soi-même produit une étrange fatigue; une fatigue épuisante et étouffante au maximum."
A mesure que les années passèrent, j'en vins à comprendre et à accepter pleinement l'affirmation de don Juan. Ma conclusion, aussi bien que celle de tous ses disciples, fut que la première chose que l'on doit faire est de devenir conscient du soucis obsessionnel de soi-même. Une autre de nos conclusions fut que le seul moyen d'avoir assez d'énergie pour se détourner de ce soucis - quelque chose qui ne peut pas être obtenu intellectuellement - est de pratiquer les passes magiques. Une telle pratique génère de l'énergie, et l'énergie accomplit des merveilles.
Si la réalisation des passes magiques est couplée avec ce que les sorciers appellent la récapitulation, qui est le passage en revue systématique et l'examen des expériences de notre vie, nos chances de sortir du cercle vicieux de notre auto-contemplation sont multipliées dans une proportion considérable.
Tout ceci relève du niveau pratique. L'autre niveau auquel don Juan se référait, il l'appelait le domaine magique : la conviction des sorciers que nous sommes en réalité des êtres magiques ; que le fait que nous allons mourir nous donne du pouvoir et de la décision. Les sorciers croient en effet que si nous suivions strictement la voie du guerrier, nous pourrions utiliser notre mort comme une force qui nous guide pour devenir des êtres qui vont mourir. Ainsi ils croient que les êtres qui vont mourir sont magiques par définition, et qu'ils ne meurent pas de la mort qu'amène la fatigue et l'usure, mais qu'ils continuent un voyage de conscience. La force due à la prise de conscience qu'ils vont mourir de fatigue et d'usure, s'ils ne réclament pas et ne retrouvent pas leur nature magique, les rend uniques et pleins de ressources.
"A un moment donné de la vie, si tel est notre désir," me dit une fois don Juan, "cette singularité et ce pouvoir magiques se présentent dans notre vie, et parfois même de manière si douce qu'on dirait que cela se produit timidement."
L'éclaireur Bleu a écrit un poème une fois qui m'a toujours semblé être la description la plus appropriée des retrouvailles avec notre aspect magique :
Le Vol de l'Ange
par l'Eclaireur Bleu :
Il y a des anges qui sont destinés
A voler en descendant dans les brumes sombres.
Souvent, ils sont retenus là,
Et pour un temps, ils perdent leurs ailes
Et ils restent égarés,
Parfois pour presque toute la vie.
Cela n'a pas vraiment d'importance, ils sont toujours des anges ;
Les anges ne meurent jamais.
Ils savent que la brume se dissipera un jour,
Même si c'est seulement pour un instant.
Mais ils savent qu'ils seront récupérés ensuite,
A la fin,
Par un ciel doré.
CARNET DE ROUTE DE LA TENSEGRITE
La Force qui Nous Tient Assemblé en tant que Champs d'Energie.
Les sorciers de l'ancien Mexique, qui ont découvert et développé les passes magiques sur lesquelles la Tenségrité est basée, soutiennent, selon ce que don Juan expliquait, que l'accomplissement de ces passes prépare et amène le corps à une réalisation transcendantale : la réalisation que, en tant que conglomérat de champs d'énergie, les êtres humains gardent leur cohésion grâce à une force vibratoire et agglutinante qui unit ces champs d'énergie individuels en une unité serrée et cohésive.
Don Juan Matus, en m'apprenant les propositions de ces sorciers des temps anciens, accentuait sans arrêt le fait que la réalisation des passes magiques était, au mieux de sa connaissance, le seul moyen d'établir une fondation pour devenir pleinement conscient de cette force vibratoire et agglutinante ; quelque chose qui se passe quand toutes les prémisses de la voie du guerrier sont intériorisées et mises en pratique.
Il avait l'habileté, comme professeur, de faire en sorte que ces prémisses puissent être incarnées ; en d'autres mots, il maniait les prémisses de la voie du guerrier de telle manière qu'il nous devenait possible, à moi et à ses autres disciples, de les transformer en des éléments de notre vie quotidienne.
Il avançait que cette force vibratoire et agglutinante, qui maintient assemblé le conglomérat de champs d'énergie que nous sommes, était apparemment similaire à ce que les astronomes modernes croient devoir se produire au cœur de toutes les galaxies qui existent dans le cosmos. Ils croient que là, au centre, une force d'une incalculable puissance maintient [la matière ?] des galaxies en place. Cette force, appelée trou noir, est un concept théorique qui semble être l'explication la plus plausible du pourquoi les étoiles ne s'envolent pas en morceaux, emportées par leur propre vitesse de rotation.
L'homme moderne a découvert, au travers des recherches scientifiques, qu'il y a une force de liaison qui retient ensemble les éléments qui composent l'atome. Dans le même ordre d'idées, les éléments composant les cellules sont retenus ensemble par une force similaire qui semble les pousser à se combiner en tissus et en organes concrets et particuliers. Don Juan disait que ces sorciers qui vivaient au Mexique dans les temps anciens, savaient que les êtres humains, pris comme conglomérats de champs d'énergie, sont tenus assemblé non pas par des enveloppes énergétiques ou des ligaments énergétiques, mais par une sorte de vibration qui en même temps rend tout vivant et met tout en place ; une certaine énergie, une certaine force vibratoire, un certain pouvoir qui agglutine ces champs d'énergie en une seule unité énergétique.
Don Juan expliquait que ces sorciers, par leur pratique et leur discipline, devinrent capables de manier cette force vibratoire, après en être devenu pleinement conscients. Leur expertise à traiter avec elle devint si extraordinaire que leurs actions furent transformées en légendes, en événements mythologiques qui n'existent que comme fictions. Par exemple, une des histoires que don Juan racontait à propos des anciens sorciers, était qu'ils étaient capables de dissoudre leur masse physique simplement en concentrant leur conscience totale et leur intention totale sur cette force.
Don Juan affirmait que, bien qu'ils fussent capables de passer au travers d'un trou d'aiguille s'ils le jugeaient nécessaire, ils ne furent jamais vraiment satisfaits des résultats de cette manœuvre de dissolution de leur masse. La raison de leur déception était qu'une fois que leur masse était dissoute, leur capacité d'agir l'était aussi. Ils étaient rendus à l'alternative de seulement pouvoir témoigner des événements auxquels ils étaient incapables de participer. La frustration qui suivit, c'est-à-dire le résultat d'être incapable d'agir, se changea, selon don Juan, en un défaut accablant : leur obsession à découvrir la nature de cette force vibratoire, une obsession mue par leur caractère concret, qui les faisait vouloir saisir et contrôler cette force. Ils avaient l'intense désir de se soustraire de cette condition de fantôme sans masse, quelque chose qui n'a en somme jamais pu être accompli, disait don Juan.
Les praticiens modernes, héritiers culturels de ces sorciers de l'antiquité, ayant découvert qu'il était impossible d'être concret et utilitariste envers cette force vibratoire, ont opté pour la seule alternative raisonnable : devenir conscient de cette force sans autre but en tête que l'élégance et le bien-être qu'apporte la connaissance.
Le seul cas acceptable d'utilisation du pouvoir de cette force vibratoire agglutinante, que don Juan donnait, était la capacité de laisser les sorcier brûler de l'intérieur, lorsque le temps vinait pour eux de quitter ce monde. Don Juan disait que c'était la simplicité même pour les sorciers que de placer leur conscience totale et absolue sur la force agglutinante avec l'intention de brûler, et qu'alors ils disparaissaient, comme un souffle d'air.