De la Sorcellerie et des Rêves : Une Rencontre avec Carlos Castaneda
Par Michael Brenan
The Sun Magazine – Septembre 1997
Rêver fut une fois une aventure extraordinaire pour moi. Quand j’avais treize ans, je faisais fréquemment des rêves conscients et avais des expériences de sorties hors du corps. Habituellement, juste avant de m’endormir, quand mon corps était complètement relaxé, je glissais subitement vers un remarquable état d’alerte. Mon corps physique était lourd et engourdi, bien que je sois complètement réveillé. D’une certaine façon, je savais qu’il était alors pour moi possible de quitter mon corps.
Presque toutes les nuits durant les trois années suivantes, je me laissais aller au sommeil, seulement pour me réveiller et m’aventurer dans des mondes de rêve d’une beauté et d’une clarté à couper le souffle. J’étais pleinement conscient et terriblement curieux de tout ce que je rencontrais. Inlassablement, j’expérimentais, à l’aide de mes sens et de ma capacité à manipuler ces étranges environnements. Mais je ne pouvais jamais déterminer si les mondes dans lesquels j’entrais étaient objectivement réels, ou de simples projections.
A l'âge de seize ans, j'ai participé à une étude de recherche pionnière menée par Stephen LaBerge. Utilisant des équipements de laboratoire et une série de signaux pré arrangés, LaBerge démontra que les humains ont la capacité de rester conscient tout en étant physiquement endormi. Il appelait ce phénomène, « le rêve lucide. »
Mais, même la validation scientifique n’avait pas entièrement chassé mon incertitude, car elle n’expliquait pas, par exemple, comment je pouvais parfois être simultanément conscient, à la fois à l’intérieur de mon corps physique et à l’intérieur de cet « autre » corps.Finalement, je décidai que mes questions étaient pour le moment sans réponses, et que les réponses n’avaient plus beaucoup d’importance. Les sentiments d’euphorie, de liberté, et de joie que je connaissais dans ces mondes internes étaient la véritable valeur de l’expérience.
Avec le temps, ce même état de conscience accrue commença à se transposer à mon existence de tous les jours, l’imprégnant de richesse et de magie. La vie devint un rêve éveillé. Alors que cette sensibilité grandissait, elle entra en conflit avec tout ce qu’on m’avait enseigné.
Les prêtres qui m’éduquaient semblaient croire que l’âge des miracles s’était éteint deux mille ans plus tôt. La science suggérait que tout pouvait être réduit à des mécanismes basiques. Et la société contemporaine conseillait une évolution sécurisante et exsangue de l’accouchement, de l’école, du travail, et de la mort, entrecoupée d’un consumérisme insipide.
L’année de mes dix-sept ans, j’ai commencé à sentir que quelque chose n’allait pas chez moi. J’étais assailli par l’insécurité habituelle de l’adolescence et, en plus, ma perception du monde ne concordait pas avec celle de mes paires. Mes peurs submergèrent l’esprit de beauté que j’avais eu tant de hâte à formuler.
Pour compenser le sentiment de lâcheté que je ressentais, je m’embarquais dans une course polissonne avec des gens peu recommandables pour extérioriser mon tourment intérieur. En faisant cela, je trahissais tout qui était sacré pour moi, et mon angoisse était immense. Durant les quinze années suivantes, j'ai eu des accès d’addiction prolongés, je me suis retrouvé sans domicile, et me suis fait plusieurs fois incarcéré en prison et en hôpital psychiatrique. Mes rêves m’avaient abandonné, seulement pour être remplacés par un cauchemar éveillé. Je me suicidais à petit feu, un processus qui atteint son point culminent il y a sept ans, lorsque je partageais des aiguilles sanguinolentes avec deux comparses d’addiction dans un taudis de Lower East Side à New-York.
Depuis, mes compagnons junkies de l’occasion sont tous les deux morts du sida.
A présent, assis à proximité de la mort, je suis à la recherche d'un espace vide à l’intérieur.
Curieusement, ce vide s’accompagne d’un certain abandon et d’un délicieux sentiment d’anticipation – je n’ai rien à perdre. Ma mortalité imminente semble offrir une mince chance de récupérer ce que j’ai perdu : mon expérience du monde comme un rêve éveillé de grande beauté et de mystère.
C’est dans cet état d’esprit que je reçus une invitation pour participer au séminaire d’Oakland donné par les associés de Carlos Castaneda, et d’écrire dessus en tant que journaliste. L’objectif du séminaire était d’enseigner une discipline magique que Castaneda prétend avoir apprise du voyant yaqui don Juan Matus. D’après Castaneda, les voyants de l’ancien Mexique expérimentaient des états de conscience accrue durant le rêve. Ils apprirent à recréer ces états alors qu’ils étaient réveillés, utilisant une collection de mouvements précis appelés « passes de sorcellerie. »
Enveloppée de secret, cette discipline fut transmise durant vingt-sept générations de sorciers, dont don Juan Matus était le dernier. Maintenant, Castaneda et quelques-unes de ses cohortes affirment être les gardiens contemporains de cet art des anciens sorciers, que Castaneda a nommé « Tenségrité », d’après un terme architectural qui désigne des forces opposées en équilibre.
Une autre perspective, proposée par les critiques de Castaneda, est qu’il est l’inventeur de cette discipline, et du mythe de don Juan Matus. D’après eux, le mythe de Castaneda plonge ses origines, non pas dans le monde des Toltèques de la pré-conquête, mais durant l’été 1961, quand l’étudiant en anthropologie de 37 ans qu’était alors Castaneda s’aventura dans le désert de Sonora à la recherche de son sujet de doctorat. Là, sous le brûlant soleil mexicain, Castaneda a présument concocté ses charmantes histoires de sorcellerie.
En dépit des louanges dont a été gratifié Castaneda par le respectable monde académique, scientifique et littéraire, les septiques restent troublés par les inconsistances chronologiques de ses livres, par son refus à soumettre don Juan à un examen publique, et par la propre inaccessibilité de l’auteur. A la fin, don Juan Matus semble destiné à nous hanter comme un fantôme aperçu du coin de l’œil, nos cœurs s’emballant à la possibilité que la sorcellerie puisse encore exister.
Il y a six ans, la controverse prit une nouvelle dimension lorsque deux femmes – Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar – écrivirent des livres rêveurs, élégants, décrivant leur propre rencontre avec don Juan. Donner-Grau et Abelar révélèrent qu’elles étaient les collègues de Castaneda.
Une troisième collègue, Carol Tiggs, fut mentionnée dans le dernier livre de Castaneda, L’Art de Rêver, dans lequel il décrivit comment, en « rêvant ensemble » dans la chambre d’un hôtel mexicain, Tiggs disparut de ce monde, portée par les ailes de « l’intention ». Les « tempêtes de l’infini » la renvoyèrent dans cette dimension dix ans plus tard, quand Castaneda la découvrit déambulant dans un état de stupeur dans la librairie Phoenix de Santa Monica. Son improbable retour a « créé un trou dans le tissu de l’Univers ».
Castaneda, Donner-Grau, et Abelar furent complètement déconcertés par les implications de cet événement. Finalement, Tiggs persuada ses compagnons voyageurs d’adopter une nouvelle approche radicale pour leur travail : pour la première fois, ils présenteraient les enseignements de don Juan ouvertement, offrant aux chercheurs l’opportunité d’explorer en détail les fantastiques pratiques des légendaires voyants.
Ils parvinrent à cette décision sans précédent, disent-ils, parce qu’ils sont les derniers de leur lignée et brûleront bientôt avec « le feu du dedans » pour accomplir leur saut dans l’inconcevable. Mieux encore, ils ouvrent leur discipline par pure gratitude envers leurs maîtres et benefactors, afin que cette ancienne connaissance puisse survivre.
Comme beaucoup de lecteurs, j’ai été profondément touché et inspiré par les livres de Castaneda – spécialement (pour des raisons évidentes) par ses écrits concernant les possibilités magiques du rêve. En même temps, j’ai gardé un scepticisme de journaliste à propos de toute l’affaire.
Mais maintenant, les créatures moulées par le mythe de don Juan Matus ont émergé du brouillard de leur inaccessibilité et bruissent à travers ma conscience comme le feuillage d’un arbre. Je vais écouter leur message, plein de questions, de doutes, d’anticipation, et d’une nostalgie pour la magie qui réfute les rêves sans âme de la société contemporaine.
Les six instructrices appelées les « Pisteuses d’Energie » se tiennent par groupes de deux au sommet de trois plateformes dans le Centre de Convention d’Oakland. Elles sont habillées dans un style art martial, avec d’amples vêtements, les cheveux coupés court, chacune dégageant un athlétisme et une force attirante. Leur âge va de 11 à 36 ans, et elles viennent d’Europe et d’Amérique. Leurs manières sont à la fois pratiques et amicales. Elles sont là pour enseigner, et les trois cent individus qui les entourent sont là pour apprendre.
Durant les deux jours suivants, les Pisteuses d’Energie font la démonstration d’une série de mouvements élaborés – les « passes de sorcellerie », sur lesquelles Castaneda a écrit. Les mouvements ont des noms évocateurs : Craquer une pépite d’énergie, Sauter par-dessus une racine d’énergie, Gratter la boue d’énergie. J’ai des années de pratique d’hâta yoga, et je peux confirmer qu’il y a quelques parallèles entre les deux disciplines. Beaucoup de mouvements ont également une férocité et une humeur martiale qui font penser à des réminiscences d’aïkido et de karaté.
Mais il y a quelques éléments inhabituels dans le système de Tenségrité que je ne peux replacer par aucun autre contexte familier.
Parmi les participants se mélangent beaucoup d’activités professionnelles – des médecins, des enseignants, des ingénieurs, des artistes, des laborantins, des biologistes – et de nationalités : des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Russes, des Américains, des Français. J’ai parlé à une grande variété de personnes, recherchant des témoignages sur l’efficacité des mouvements, et ce que j’ai entendu a commencé à doucement secouer mes doutes.
Un homme, qui avait pratiqué le karaté pendant six ans durant sa jeunesse, me dit qu’il trouvait les mouvements de Tenségrité particulièrement puissants. « Plus je fais de la Tenségrité, me dit-il, plus je pense que personne n’a pu simplement les inventer. Il y en a trop, ils sont trop sophistiqués et systématiques, et leurs résultats sont tout bonnement trop puissants. »
Mario, un Indien tarahumara élevé dans le nord du Mexique et qui vit maintenant à Los Angeles, m'a dit que lui et son groupe d’amis indiens et mexicains s'étaient longtemps réunis de façon informelle pour pratiquer les stratégies glanées dans les livres de Castaneda. Maintenant, avec la présentation plus formelle des enseignements, ils ont accru leurs efforts. Quand Mario décrit certaines de ses aventures de rêve, je suis frappé par leur similarité évidente avec les rêves conscients de mon enfance.
« Récemment, je me suis retrouvé éveillé dans un rêve, dit Mario. J’étais sous un arbre, sur une colline ; je ne suis pas sûr de l’endroit exact. Mon frère Joss, qui vit à Oaxaca, était avec moi. Il me demandait ce que j’avais appris au séminaire auquel j’avais participé. Je lui racontai, puis nous continuâmes à échanger certaines information sur nos vies personnelles. J’étais pleinement conscient durant le rêve, mais lorsque je me suis réveillé, j’avais oublié quelque chose : Joss m’avait dit quelque chose tout à la fin du rêve, et je n’arrivais pas à me souvenir quoi.
« Une semaine plus tard, il m’a appelé du Mexique. Avant que je ne puisse parler, il a commencé à me décrire le rêve : la même colline, le même arbre, la même conversation. J'ai ressenti des frissons et un sentiment d’émerveillement. Puis, il m'a demandé si je me souvenais de ce qu’il m’avait dit à la fin de notre rêve. Avant qu’il dise quoi que ce soit de plus, mes oreilles ont commencé à bourdonner, et la scène oubliée s'est rejouée en un instant. Il m’avait remercié de l’avoir amené sur ce chemin. »
Au cours du week-end, nous avons pu entendre les trois comparses de Castaneda. Parlant la première, Florinda Donner-Grau épia l’audience et sourit comme le chat d’Alice. Ses cheveux blonds coupés en brosse et ses pommettes élégantes lui donnaient un air très teuton, et elle parla avec une diction bien précise, comme si chaque mot était un morceau délectable :
« Don Juan Matus présenta quatre visages à ses quatre disciples. Pour Carlos Castaneda, il était une présence féroce et effrayante d’une beauté intense. Pour Taisha Abelar, il était une figure intensément familière bien qu’énigmatique. Pour moi, il était une intrusion abrupte dans mon monde, tout en étant apaisant et déconcertant. Pour Carol Tiggs, il était un personnage gentil, une figure paternelle capable d’une immense affection. »
Elle continua en nous racontant que dans le monde des sorciers les femmes sont des créatures surdouées en raison de leur affinité avec la nature féminine de l’univers. En utilisant leur utérus, elles sont capables d’avoir accès à l’énergie universelle et d’accomplir des exploits de transformation stupéfiants. Mais, en même temps, les femmes doivent lutter contre les effets ahurissants de leur socialisation. Bref, elles sont entraînées depuis leur naissance à être des bimbos, et c’est seulement grâce à un effort inflexible qu’elles peuvent échapper à leur destin.
« Don Juan me demanda sur un ton très pragmatique, dit Donner-Grau, si je voulais être une chatte stupide le restant de ma vie...Vous devez comprendre que je viens d’une famille germano-espagnole très conventionnelle. Personne, et particulièrement un homme, n’avait jamais utilisé ce mot en ma présence. J’étais horrifiée et insultée. »
Vu le plaisir avec lequel elle raconta l’épisode, je pus en conclure que, d’une certaine façon, elle avait dépassé sa mortification.
Pour moi, le moment déterminant de sa conférence fut quand elle parla de la mort : « La mort est votre véritable amie, et votre conseillère la plus valable. Si vous avez des doutes sur la tournure que prend votre vie, vous n’avez qu’à consulter votre mort pour connaître la direction appropriée. La mort ne vous mentira jamais. »
Taisha Abelar est élégante et énergique. Je n'ai pas réussi à reconnaître son accent, mais globalement sa conférence et son apparition m’ont rappelé la Katharine Hepburn des années soixante. J’étais intrigué par les différences entre ses expériences de rêve et les miennes.
« J’étais sur le toit d’un immeuble, dit Abelar, au milieu d’une ville étrange. Soudain, j’entendis un terrible raffut au-dessus de moi, et je vis une forme noire descendre vers moi depuis le ciel. J’ai immédiatement bougé, et ce faisant, j’ai vu que la forme noire était en fait un hélicoptère, et que l’horrible bruit était le son de ses pales en train de trancher l’air. Si j’étais resté une seconde de plus sur ce toit, j’aurais été découpée en charpie. »
Au début, cela me laissa perplexe, car dans mes rêves conscients je pouvais manipuler l’environnement de manière extraordinaire. Je me demandais pourquoi Abelar n’avait pas repousser l’hélicoptère, ou lui avait fait prendre feu. Puis cela me frappa : elle parlait de transporter son corps physique dans ces mondes.
Durant l’heure suivante, elle raconta des histoires dingues qui me firent penser qu’elle était soit complètement folle, soit une menteuse accomplie. Mais tout dans ses manières suggérait la sobriété et la sincérité, et je suis forcé de reconnaître une troisième alternative, presque inconcevable : elle ne fit que reporter ses expériences avec fidélité.
Carol Tiggs, quant à elle, décrivit ses aventures de rêve. Chaque épisode était aussi bizarre et « extraterrestre » que les histoires de Abelar, mais la plupart de ses histoires à elle impliquaient de « rêver ensemble » avec Carlos Castaneda. Comme Castaneda, Tiggs se dénomme elle-même « nagual », un terme toltèque qui signifie « maître » ou « guide ». L’affinité qui relie une femme nagual et un homme nagual et qui leur permet de rêver ensemble est décrite dans de nombreux livres de Castaneda. Ce n’est ni un lien romantique, ni sexuel, mais quelque chose de beaucoup plus profond.
Vers la fin de sa conférence, Tiggs répondit aux questions de l’audience à propos de la santé de Castaneda (on disait qu’il était malade), et je ressentis la féroce affection qui existait entre eux deux. Elle grandit d’autant plus. Prenant une profonde inspiration, et expirant doucement, elle sourit, au bord des larmes et dit : « Notre frère Carlos ne pourra pas nous rejoindre parce qu’il combat une infection. Nous ne connaissons pas la nature de sa maladie. Un sorcier ne peut pas s’abandonner à la médecine traditionnelle ; il doit se relier à l’esprit, et à ses propres ressources.
« Avant qu’un sorcier n’atteigne le seuil où son corps ne fonctionne plus, il choisira, s’il le peut, d’embraser la conscience de son corps entier, afin de quitter ce monde intacte et entier. Et notre frère Carlos a fait la promesse de nous inclure dans cet acte final. Mais nous ne savons pas si le moment de son départ est venu. »
Elle fit une pause et lorsqu’elle reprit la parole sa voix était étouffée par l’émerveillement. « Nous sommes ici, ensemble, dans une bulle hors du temps, rêvant le rêve des anciens Toltèques. Par vos efforts, vous nous avez aidé à l’étendre et à l’accélérer à l’intérieur de l’inconnu. Nous vous remercions - conclut-elle avec douceur, ouvrant ses bras en face de l’audience - et nous vous embrassons dans le rêve. »
En repartant vers Portland le dimanche soir, je cherchai en moi des changements et trouvai à la place que le mécontentement et le vide qui m’avaient assailli durant la moitié de ma vie avaient décuplé. Je restais en dehors du grand mystère, écrivant sans arrêt, doutant sans arrêt.
En plus de tout cela, mon corps éclatait : ma testicule gauche grossit du double de sa taille normale, et une éruption de varicelle m’affligea depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds. J’allais voir un médecin traditionnel chinois dont la sagesse provient d’une longue lignée historique. Il prit mon pouls et examina ma langue, puis s’assit et hocha la tête, comme une grue assoiffée plongeant pour boire de l’eau, tout en murmurant en chinois. Il prépara un breuvage complexe d’herbes que je consommai, invoquant toute la gratitude que je pouvais avoir envers les plantes qui avaient donné leur vie pour la mienne.
Quelques semaines passèrent et je regagnai mon équilibre, mais mes doutes sur Carlos Castaneda, qui ne m’avaient jamais vraiment quitté, devinrent plus insistants. Je vacillais entre les souvenirs des résultats pratiques rapportés par les praticiens de Tenségrité, et la compréhension que nous avons la capacité d'interpréter les mythes de manière appropriée à nos besoins.
Tout nous ramène à l’authenticité de don Juan et de ses prédécesseurs toltèques. Est-ce que don Juan était un mythe inventé par Carlos Castaneda, ou un sorcier en chair et en os de dimension mythique ? J’étais conscient qu’une seule personne pouvait répondre à cette question.
Puis, une chose apparemment impossible arriva : mon murmure silencieux fut exaucé, et je reçus une invitation inespérée pour rencontrer et interviewer Carlos Castaneda. Dû à mes défauts – j’ai vécu une vie d’indulgence, n’ai pas écrit de grande épopée, suis à peine diplômé de l’université, et ne connais rien à la science ou à l’anthropologie – j’allais être énormément intimidé.
Mais, à la place, à partir du moment de l’invitation, je fis l’expérience d’un profond et apaisant sentiment de sécurité. Si Castaneda était juste un coquin inventif, alors je ne perdrais rien, mise à part mes illusions. Mais s'il était le sincère héritier de l’héritage des voyants toltèques, alors j’aurais gagné un cadeau d’une incalculable valeur – la possibilité de restaurer la magie durant le reste de ma vie.
Une agréable quiétude s’empara de moi à la lumière de cette prise de conscience, amenant avec elle un sentiment fébrile d’anticipation et – d’autant plus remarquable pour moi – un calme et une confiance irrésistibles. Tout était en ordre. Il semblait que je n’avais plus rien à faire à part saluer l’inconnu.
Alors que je parcourais les quatre pages simples de questions que j’avais préparées, j'aperçus un groupe de trois personnes qui se dirigeaient vers moi tout en traversant le restaurant de Santa Monica. La femme qui avait arrangé l’interview pour moi se trouvait en face. Elle me présenta à l’une des Pisteuses d’Energie du séminaire, puis au petit homme derrière elle – Carlos Castaneda. Le calme des derniers jours ne m’avait pas abandonné, et je saluai Castaneda avec un mélange relaxé de respect, d’affection, et de scepticisme professionnel.
Gracieux et sans prétention, il remonta les manches de sa chemise blanche froissée avec toute l’élégance propre au Vieux Monde, tandis que nous prenions place dans nos fauteuils. Je remis de l’ordre dans mes notes tout en lui jetant des coups d’oeil furtifs. D’après mes recherches, je savais qu’il est d’origine péruvienne et qu’il avait au moins soixante-et-onze ans. Cependant, il ne semblait avoir qu’une petite soixantaine d’années. Il faisait environ 1m60, sa peau avait la couleur du cuivre poli, une toison poivre et sel en guise de cheveux, et il était charpenté comme un lutin. Son visage était beau et buriné, une symphonie d’angles et de rides qui suggéraient les traits classiques espagnols. Son regard était aiguisé et lucide, son expression en revanche semblait prévenante, amicale, et badine.
Il m’offrit une bouteille d’eau, et ce simple geste sembla incarner la générosité. J’eus le sentiment de me retrouver entre amis. Durant les trois heures qui suivirent, je posai quelques questions de ma longue liste de manière sporadique, mais j’étais la plupart du temps absorbé par la prise de notes de ce qui se disait.
« Cette discipline est une affaire intérieure, dit Castaneda à un moment. Il y a des techniques, mais elles doivent être renforcées par une décision, et par un sentiment qui vient de l’intérieur. Vous avez besoin de parvenir à cette décision et à vous ressentir vous-même. Pour moi, c’est une question de renouvellement quotidien. »
Parler de discipline m’invita à lui poser une question à propos de quelque chose dont il avait un jour parlé : arrêter de fumer pouvait être un acte révolutionnaire.
« Vous ne fumez pas, n’est-ce pas? » s’enquérit-il, avec une franche curiosité.
« En honneur de cette occasion, répondis-je. J’ai laissé mes cigarettes à la maison. » Il resta imperturbable face à mon aveu, et face à la banalité de mon problème.
« J’ai commencé à fumer quand j’avais huit ans, » dit-il. « Je voulais être comme ces vieux types argentins. Vous les auriez vu ; c’étaient les types les plus cools de la terre. » Avec une mimique ridiculement suave, il imita les types les plus cools de la terre, plissant son œil gauche et penchant sa tête pour souffler un invisible nuage de fumée. « Un jour, don Juan m'a dit d’arrêter de fumer. Je lui ai répondu que j’aimais fumer et que je m’arrêterai quand je serais prêt.
« Puis, j’ai essayé d’arrêter mais je ne pouvais pas ; ni la première, ni la seconde fois. Même après toutes ces années, je me retrouve encore à tapoter ma poche de poitrine, à chercher des cigarettes qui ne sont plus là. Ces routines sont difficiles mais pas impossibles à briser, » conclut-il. « Vous devez juste changer de… »
Son dernier mot se perdit dans la gaîté de son accent. Je laissai passer et écoutai quand il parla d’une amie à lui qui était morte à l’hôpital. (Je n’avais rien dit de ma propre maladie, et mon expression ne laissa rien paraître.) « J’aimais profondément cette femme, » dit-il. « C’était une très grande amie. J’ai demandé à don Juan ce que je pouvais faire pour elle.
« Il me décrivit une stratégie à suivre, et je lui ai transmise. Je lui ai dit qu’elle devait repousser sa maladie avec sa main, avec son intention, de façon répétitive, aussi longtemps que nécessaire. Elle me répondit qu’elle était trop faible pour étirer son bras. ‘Alors utilise ton pied !’ J’ai crié. ‘Utilise ton cœur, utilise ton esprit ! Aie l’intention qu’elle sorte de toi !’ Mais elle n’avait plus l’énergie pour cela. »
Sans attendre de commentaire de ma part, il commença à parler de sa récente maladie, qu’il décrivit comme « une infection virale vicieuse. » Je fus presque effrayé par le parallèle avec ma propre vie, et je cessai momentanément de prendre des notes afin de l’observer. En fait, il décrivait un combat avec une infection mortelle, et commenta que sa discipline l’obligeait à refuser les traitements traditionnels offerts par les médecins.
Le résultat - de son état, ayant apparemment mit sa vie en danger, se soit réglé de lui-même – était évident, car il était à présent assis en face de moi, tel un paquet d’énergie.
« J’ai lu un livre écrit par l’ex femme de Carl Sagan, » continua t-il. « Elle développe cette théorie sur la nature virale du corps. Elle théorise que, physiquement, nous ne sommes que des sacs à virus. Nous vivons dans un univers prédateur, et rien n’est moins prédateur que les virus.
« Nous sommes des créatures qui vont mourir, » ajouta t-il, presque comme un illogisme, et c’en fut trop pour moi. J’étais venu ici en tant que journaliste, mais j’avais su pendant tout ce temps que je cherchais à guérir mon cœur avant de quitter cette terre. Mon temps était compté, et avant que je puisse me stopper moi-même, je l’interrompis grossièrement.
« J’ai une question personnelle, » commençai-je.
« S’il vous plaît, s’il vous plaît, dit-il gentiment, m’engageant à parler d’un signe de la main. Demandez tout ce que vous voulez. »
« Eh bien, dis-je, je déteste le mélodrame. Alors je dirai juste que j’ai une mauvaise santé. Cet état est dû à une longue suite de dérives, mais le savoir établi dit que… » Je regardai au loin, ne voulant pas apparaître manipulateur ou en demande.
« Peut-être quelques saisons de plus, murmurai-je. Quelques coups en plus à mon système, et… » Je donnai un petit coup de poing sur la table, comme si je voulais en balayer la poussière : pouf! Disparu, envolé.
Ce que je venais de faire n’était pas du tout professionnel ; bien que je pense, de manière enfantine, que c’était lui qui avait commencé à dire avec ses livres, avec ses affirmations franches, qu’en ce jour et à cette époque nous étions encore capables d’expérimenter le monde de la magie.
Je ressentis un sentiment de colère et de nostalgie déplacées, ainsi qu’une angoisse que j’avais portée depuis que j’avais tourné le dos à tout ce qui était sacré pour moi.
Soutenant mon regard avec intensité mais sans passion, Castaneda se lança dans une autre longue histoire, celle-ci parlait d’un ami à lui alcoolique. Il me regarda, ses paupières abaissées, comme s’il plissait les yeux en face du soleil. Son regard était affûté et brillant comme un éclat d’obsidienne, bien que son effet ne soit ni hypnotique ni écrasant. Il semblait plutôt maintenir une espèce de défi ouvert.
« Donc, conclut-il comme un professeur résumant sa sagesse, je vais bouger. Je vais changer de … »
Encore une fois, son dernier mot m’échappa et mon anxiété dû se voir car il répéta doucement, « Je vais changer de sillon. »
Il fit une pause comme pour soulever l’aiguille invisible d’un tourne-disque, ses yeux ne quittant pas les miens. « Je vais changer de sillon, » dit-il. « Je vais bouger. »
Mes journaux d’adolescent sont remplis de ce genre de métaphore. A cette époque, le sillon jouant l'unique morceau que la tête de lecture suivait sur le disque symbolisait pour moi la nature habituelle de mon esprit. Changer de sillon signifiait changer ces habitudes qui me mettaient à l’écart de ma capacité à expérimenter la vie ordinaire comme quelque chose rempli de beauté et d’émerveillement.
Les trois routines que je cherchais le plus à changer était : me curer le nez, mon humeur d’adolescent, et – la plus dure de toute - mon infinie capacité à ressasser de vieux événements dans mon esprit au lieu de simplement les laisser aller.
Maintenant, à trente-six ans, je trouve que seul mon humeur s’est adoucie. Je me cure toujours le nez, et je suis encore capable de me justifier sans fin, me défendre, et excuser mes actions passées. A ces routines insipides, j’ai ajouté, au cours des sept dernières années, une habituelle pulsion de mort.
Je savais, depuis le moment où j’ai partagé cette aiguille, qu’une partie de moi conspirait à ma propre mort. Entre-temps, cette même partie en était venu à voir le sida comme la punition adéquate à mes péchés, ou peut-être comme une articulation à l’aridité de ma spiritualité.
Pourtant, à travers tout ça, quelque chose de ferme à l’intérieur de moi se refusait à mourir. Je préfère appeler cette chose inviolée « esprit », et c’est ce même esprit qui m’excitait alors que j’écoutais les prescriptions de Castaneda pour changer. La mort est le seul fait inexorable de nos vies transitoires. Peut-être que je mourrais comme un vieux fou gaga ; peut-être que je mourrais avant que le soleil se couche ce soir. Mais je mourrais – c’est plus que certain.
Pendant ce temps, ce qui reste de mon contrôle est le sillon de ma vie, le morceau sur lequel je choisis de marcher, entre l’exclamation de mon futur et l’ellipse de mon départ. Dans sa perfection, ce parcours est sans parcours, comme un chemin couvert par une neige fraîchement tombée.
Et piétiner de tels chemins vierges est l’image la plus durable de mes rêves d’adolescent. En parlant directement à ce souvenir, Castaneda l’avait réveillé dans mon cœur. Etant donné le creux de vague périlleux que j’avais atteint à ce moment de ma vie, je ne peux décrire cet exploit que comme un acte authentique de sorcellerie.
Ah, mais qu’en était-il de don Juan Matus, le mythique voyant yaqui dont les os avaient été exhumés ? Etait-il assis à mes côtés à présent, un maître farceur tissant des contes trompeurs de sagesse, de folie, et de vérité ? Je n’en sais rien, je ne saurais le dire.
Trois heures s’étaient écoulées, et Castaneda signala gentiment la fin de notre rencontre en déroulant les manches de sa chemise de coton burinée. Il était encore temps de poser cette question définitive et plus journalistique, mais quelque chose à l’intérieur de moi la laissa passer.
Puis, subitement, le silence fut une fois encore brisé par l’adorable accent de Castaneda. Son regard fixa le lointain, et il parla doucement, ses mots étaient ceux d’un homme confronté à un mystère insoluble. A nouveau, je l’étudiais pour déceler l’évidente supercherie, et dû repartir les mains vides.
« Si je pouvais poser à don Juan une ultime question, commença t-il doucement, je lui demanderais comment est-ce qu'il a pu me toucher autant? Comment a-t-il pu toucher mon esprit à tel point que chaque battement de mon cœur est rempli du sentiment de ce chemin? »
« Chaque battement de mon coeur, » répéta t-il calmement, et durant un bref instant, ses mots semblèrent suspendus dans l’air comme du brouillard. Puis, son murmure fut touché par le temps, et il disparut dans le mystère qui nous entoure.
Traduction Coline
Par Michael Brenan
The Sun Magazine – Septembre 1997
Rêver fut une fois une aventure extraordinaire pour moi. Quand j’avais treize ans, je faisais fréquemment des rêves conscients et avais des expériences de sorties hors du corps. Habituellement, juste avant de m’endormir, quand mon corps était complètement relaxé, je glissais subitement vers un remarquable état d’alerte. Mon corps physique était lourd et engourdi, bien que je sois complètement réveillé. D’une certaine façon, je savais qu’il était alors pour moi possible de quitter mon corps.
Presque toutes les nuits durant les trois années suivantes, je me laissais aller au sommeil, seulement pour me réveiller et m’aventurer dans des mondes de rêve d’une beauté et d’une clarté à couper le souffle. J’étais pleinement conscient et terriblement curieux de tout ce que je rencontrais. Inlassablement, j’expérimentais, à l’aide de mes sens et de ma capacité à manipuler ces étranges environnements. Mais je ne pouvais jamais déterminer si les mondes dans lesquels j’entrais étaient objectivement réels, ou de simples projections.
A l'âge de seize ans, j'ai participé à une étude de recherche pionnière menée par Stephen LaBerge. Utilisant des équipements de laboratoire et une série de signaux pré arrangés, LaBerge démontra que les humains ont la capacité de rester conscient tout en étant physiquement endormi. Il appelait ce phénomène, « le rêve lucide. »
Mais, même la validation scientifique n’avait pas entièrement chassé mon incertitude, car elle n’expliquait pas, par exemple, comment je pouvais parfois être simultanément conscient, à la fois à l’intérieur de mon corps physique et à l’intérieur de cet « autre » corps.Finalement, je décidai que mes questions étaient pour le moment sans réponses, et que les réponses n’avaient plus beaucoup d’importance. Les sentiments d’euphorie, de liberté, et de joie que je connaissais dans ces mondes internes étaient la véritable valeur de l’expérience.
Avec le temps, ce même état de conscience accrue commença à se transposer à mon existence de tous les jours, l’imprégnant de richesse et de magie. La vie devint un rêve éveillé. Alors que cette sensibilité grandissait, elle entra en conflit avec tout ce qu’on m’avait enseigné.
Les prêtres qui m’éduquaient semblaient croire que l’âge des miracles s’était éteint deux mille ans plus tôt. La science suggérait que tout pouvait être réduit à des mécanismes basiques. Et la société contemporaine conseillait une évolution sécurisante et exsangue de l’accouchement, de l’école, du travail, et de la mort, entrecoupée d’un consumérisme insipide.
L’année de mes dix-sept ans, j’ai commencé à sentir que quelque chose n’allait pas chez moi. J’étais assailli par l’insécurité habituelle de l’adolescence et, en plus, ma perception du monde ne concordait pas avec celle de mes paires. Mes peurs submergèrent l’esprit de beauté que j’avais eu tant de hâte à formuler.
Pour compenser le sentiment de lâcheté que je ressentais, je m’embarquais dans une course polissonne avec des gens peu recommandables pour extérioriser mon tourment intérieur. En faisant cela, je trahissais tout qui était sacré pour moi, et mon angoisse était immense. Durant les quinze années suivantes, j'ai eu des accès d’addiction prolongés, je me suis retrouvé sans domicile, et me suis fait plusieurs fois incarcéré en prison et en hôpital psychiatrique. Mes rêves m’avaient abandonné, seulement pour être remplacés par un cauchemar éveillé. Je me suicidais à petit feu, un processus qui atteint son point culminent il y a sept ans, lorsque je partageais des aiguilles sanguinolentes avec deux comparses d’addiction dans un taudis de Lower East Side à New-York.
Depuis, mes compagnons junkies de l’occasion sont tous les deux morts du sida.
A présent, assis à proximité de la mort, je suis à la recherche d'un espace vide à l’intérieur.
Curieusement, ce vide s’accompagne d’un certain abandon et d’un délicieux sentiment d’anticipation – je n’ai rien à perdre. Ma mortalité imminente semble offrir une mince chance de récupérer ce que j’ai perdu : mon expérience du monde comme un rêve éveillé de grande beauté et de mystère.
C’est dans cet état d’esprit que je reçus une invitation pour participer au séminaire d’Oakland donné par les associés de Carlos Castaneda, et d’écrire dessus en tant que journaliste. L’objectif du séminaire était d’enseigner une discipline magique que Castaneda prétend avoir apprise du voyant yaqui don Juan Matus. D’après Castaneda, les voyants de l’ancien Mexique expérimentaient des états de conscience accrue durant le rêve. Ils apprirent à recréer ces états alors qu’ils étaient réveillés, utilisant une collection de mouvements précis appelés « passes de sorcellerie. »
Enveloppée de secret, cette discipline fut transmise durant vingt-sept générations de sorciers, dont don Juan Matus était le dernier. Maintenant, Castaneda et quelques-unes de ses cohortes affirment être les gardiens contemporains de cet art des anciens sorciers, que Castaneda a nommé « Tenségrité », d’après un terme architectural qui désigne des forces opposées en équilibre.
Une autre perspective, proposée par les critiques de Castaneda, est qu’il est l’inventeur de cette discipline, et du mythe de don Juan Matus. D’après eux, le mythe de Castaneda plonge ses origines, non pas dans le monde des Toltèques de la pré-conquête, mais durant l’été 1961, quand l’étudiant en anthropologie de 37 ans qu’était alors Castaneda s’aventura dans le désert de Sonora à la recherche de son sujet de doctorat. Là, sous le brûlant soleil mexicain, Castaneda a présument concocté ses charmantes histoires de sorcellerie.
En dépit des louanges dont a été gratifié Castaneda par le respectable monde académique, scientifique et littéraire, les septiques restent troublés par les inconsistances chronologiques de ses livres, par son refus à soumettre don Juan à un examen publique, et par la propre inaccessibilité de l’auteur. A la fin, don Juan Matus semble destiné à nous hanter comme un fantôme aperçu du coin de l’œil, nos cœurs s’emballant à la possibilité que la sorcellerie puisse encore exister.
Il y a six ans, la controverse prit une nouvelle dimension lorsque deux femmes – Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar – écrivirent des livres rêveurs, élégants, décrivant leur propre rencontre avec don Juan. Donner-Grau et Abelar révélèrent qu’elles étaient les collègues de Castaneda.
Une troisième collègue, Carol Tiggs, fut mentionnée dans le dernier livre de Castaneda, L’Art de Rêver, dans lequel il décrivit comment, en « rêvant ensemble » dans la chambre d’un hôtel mexicain, Tiggs disparut de ce monde, portée par les ailes de « l’intention ». Les « tempêtes de l’infini » la renvoyèrent dans cette dimension dix ans plus tard, quand Castaneda la découvrit déambulant dans un état de stupeur dans la librairie Phoenix de Santa Monica. Son improbable retour a « créé un trou dans le tissu de l’Univers ».
Castaneda, Donner-Grau, et Abelar furent complètement déconcertés par les implications de cet événement. Finalement, Tiggs persuada ses compagnons voyageurs d’adopter une nouvelle approche radicale pour leur travail : pour la première fois, ils présenteraient les enseignements de don Juan ouvertement, offrant aux chercheurs l’opportunité d’explorer en détail les fantastiques pratiques des légendaires voyants.
Ils parvinrent à cette décision sans précédent, disent-ils, parce qu’ils sont les derniers de leur lignée et brûleront bientôt avec « le feu du dedans » pour accomplir leur saut dans l’inconcevable. Mieux encore, ils ouvrent leur discipline par pure gratitude envers leurs maîtres et benefactors, afin que cette ancienne connaissance puisse survivre.
Comme beaucoup de lecteurs, j’ai été profondément touché et inspiré par les livres de Castaneda – spécialement (pour des raisons évidentes) par ses écrits concernant les possibilités magiques du rêve. En même temps, j’ai gardé un scepticisme de journaliste à propos de toute l’affaire.
Mais maintenant, les créatures moulées par le mythe de don Juan Matus ont émergé du brouillard de leur inaccessibilité et bruissent à travers ma conscience comme le feuillage d’un arbre. Je vais écouter leur message, plein de questions, de doutes, d’anticipation, et d’une nostalgie pour la magie qui réfute les rêves sans âme de la société contemporaine.
Les six instructrices appelées les « Pisteuses d’Energie » se tiennent par groupes de deux au sommet de trois plateformes dans le Centre de Convention d’Oakland. Elles sont habillées dans un style art martial, avec d’amples vêtements, les cheveux coupés court, chacune dégageant un athlétisme et une force attirante. Leur âge va de 11 à 36 ans, et elles viennent d’Europe et d’Amérique. Leurs manières sont à la fois pratiques et amicales. Elles sont là pour enseigner, et les trois cent individus qui les entourent sont là pour apprendre.
Durant les deux jours suivants, les Pisteuses d’Energie font la démonstration d’une série de mouvements élaborés – les « passes de sorcellerie », sur lesquelles Castaneda a écrit. Les mouvements ont des noms évocateurs : Craquer une pépite d’énergie, Sauter par-dessus une racine d’énergie, Gratter la boue d’énergie. J’ai des années de pratique d’hâta yoga, et je peux confirmer qu’il y a quelques parallèles entre les deux disciplines. Beaucoup de mouvements ont également une férocité et une humeur martiale qui font penser à des réminiscences d’aïkido et de karaté.
Mais il y a quelques éléments inhabituels dans le système de Tenségrité que je ne peux replacer par aucun autre contexte familier.
Parmi les participants se mélangent beaucoup d’activités professionnelles – des médecins, des enseignants, des ingénieurs, des artistes, des laborantins, des biologistes – et de nationalités : des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Russes, des Américains, des Français. J’ai parlé à une grande variété de personnes, recherchant des témoignages sur l’efficacité des mouvements, et ce que j’ai entendu a commencé à doucement secouer mes doutes.
Un homme, qui avait pratiqué le karaté pendant six ans durant sa jeunesse, me dit qu’il trouvait les mouvements de Tenségrité particulièrement puissants. « Plus je fais de la Tenségrité, me dit-il, plus je pense que personne n’a pu simplement les inventer. Il y en a trop, ils sont trop sophistiqués et systématiques, et leurs résultats sont tout bonnement trop puissants. »
Mario, un Indien tarahumara élevé dans le nord du Mexique et qui vit maintenant à Los Angeles, m'a dit que lui et son groupe d’amis indiens et mexicains s'étaient longtemps réunis de façon informelle pour pratiquer les stratégies glanées dans les livres de Castaneda. Maintenant, avec la présentation plus formelle des enseignements, ils ont accru leurs efforts. Quand Mario décrit certaines de ses aventures de rêve, je suis frappé par leur similarité évidente avec les rêves conscients de mon enfance.
« Récemment, je me suis retrouvé éveillé dans un rêve, dit Mario. J’étais sous un arbre, sur une colline ; je ne suis pas sûr de l’endroit exact. Mon frère Joss, qui vit à Oaxaca, était avec moi. Il me demandait ce que j’avais appris au séminaire auquel j’avais participé. Je lui racontai, puis nous continuâmes à échanger certaines information sur nos vies personnelles. J’étais pleinement conscient durant le rêve, mais lorsque je me suis réveillé, j’avais oublié quelque chose : Joss m’avait dit quelque chose tout à la fin du rêve, et je n’arrivais pas à me souvenir quoi.
« Une semaine plus tard, il m’a appelé du Mexique. Avant que je ne puisse parler, il a commencé à me décrire le rêve : la même colline, le même arbre, la même conversation. J'ai ressenti des frissons et un sentiment d’émerveillement. Puis, il m'a demandé si je me souvenais de ce qu’il m’avait dit à la fin de notre rêve. Avant qu’il dise quoi que ce soit de plus, mes oreilles ont commencé à bourdonner, et la scène oubliée s'est rejouée en un instant. Il m’avait remercié de l’avoir amené sur ce chemin. »
Au cours du week-end, nous avons pu entendre les trois comparses de Castaneda. Parlant la première, Florinda Donner-Grau épia l’audience et sourit comme le chat d’Alice. Ses cheveux blonds coupés en brosse et ses pommettes élégantes lui donnaient un air très teuton, et elle parla avec une diction bien précise, comme si chaque mot était un morceau délectable :
« Don Juan Matus présenta quatre visages à ses quatre disciples. Pour Carlos Castaneda, il était une présence féroce et effrayante d’une beauté intense. Pour Taisha Abelar, il était une figure intensément familière bien qu’énigmatique. Pour moi, il était une intrusion abrupte dans mon monde, tout en étant apaisant et déconcertant. Pour Carol Tiggs, il était un personnage gentil, une figure paternelle capable d’une immense affection. »
Elle continua en nous racontant que dans le monde des sorciers les femmes sont des créatures surdouées en raison de leur affinité avec la nature féminine de l’univers. En utilisant leur utérus, elles sont capables d’avoir accès à l’énergie universelle et d’accomplir des exploits de transformation stupéfiants. Mais, en même temps, les femmes doivent lutter contre les effets ahurissants de leur socialisation. Bref, elles sont entraînées depuis leur naissance à être des bimbos, et c’est seulement grâce à un effort inflexible qu’elles peuvent échapper à leur destin.
« Don Juan me demanda sur un ton très pragmatique, dit Donner-Grau, si je voulais être une chatte stupide le restant de ma vie...Vous devez comprendre que je viens d’une famille germano-espagnole très conventionnelle. Personne, et particulièrement un homme, n’avait jamais utilisé ce mot en ma présence. J’étais horrifiée et insultée. »
Vu le plaisir avec lequel elle raconta l’épisode, je pus en conclure que, d’une certaine façon, elle avait dépassé sa mortification.
Pour moi, le moment déterminant de sa conférence fut quand elle parla de la mort : « La mort est votre véritable amie, et votre conseillère la plus valable. Si vous avez des doutes sur la tournure que prend votre vie, vous n’avez qu’à consulter votre mort pour connaître la direction appropriée. La mort ne vous mentira jamais. »
Taisha Abelar est élégante et énergique. Je n'ai pas réussi à reconnaître son accent, mais globalement sa conférence et son apparition m’ont rappelé la Katharine Hepburn des années soixante. J’étais intrigué par les différences entre ses expériences de rêve et les miennes.
« J’étais sur le toit d’un immeuble, dit Abelar, au milieu d’une ville étrange. Soudain, j’entendis un terrible raffut au-dessus de moi, et je vis une forme noire descendre vers moi depuis le ciel. J’ai immédiatement bougé, et ce faisant, j’ai vu que la forme noire était en fait un hélicoptère, et que l’horrible bruit était le son de ses pales en train de trancher l’air. Si j’étais resté une seconde de plus sur ce toit, j’aurais été découpée en charpie. »
Au début, cela me laissa perplexe, car dans mes rêves conscients je pouvais manipuler l’environnement de manière extraordinaire. Je me demandais pourquoi Abelar n’avait pas repousser l’hélicoptère, ou lui avait fait prendre feu. Puis cela me frappa : elle parlait de transporter son corps physique dans ces mondes.
Durant l’heure suivante, elle raconta des histoires dingues qui me firent penser qu’elle était soit complètement folle, soit une menteuse accomplie. Mais tout dans ses manières suggérait la sobriété et la sincérité, et je suis forcé de reconnaître une troisième alternative, presque inconcevable : elle ne fit que reporter ses expériences avec fidélité.
Carol Tiggs, quant à elle, décrivit ses aventures de rêve. Chaque épisode était aussi bizarre et « extraterrestre » que les histoires de Abelar, mais la plupart de ses histoires à elle impliquaient de « rêver ensemble » avec Carlos Castaneda. Comme Castaneda, Tiggs se dénomme elle-même « nagual », un terme toltèque qui signifie « maître » ou « guide ». L’affinité qui relie une femme nagual et un homme nagual et qui leur permet de rêver ensemble est décrite dans de nombreux livres de Castaneda. Ce n’est ni un lien romantique, ni sexuel, mais quelque chose de beaucoup plus profond.
Vers la fin de sa conférence, Tiggs répondit aux questions de l’audience à propos de la santé de Castaneda (on disait qu’il était malade), et je ressentis la féroce affection qui existait entre eux deux. Elle grandit d’autant plus. Prenant une profonde inspiration, et expirant doucement, elle sourit, au bord des larmes et dit : « Notre frère Carlos ne pourra pas nous rejoindre parce qu’il combat une infection. Nous ne connaissons pas la nature de sa maladie. Un sorcier ne peut pas s’abandonner à la médecine traditionnelle ; il doit se relier à l’esprit, et à ses propres ressources.
« Avant qu’un sorcier n’atteigne le seuil où son corps ne fonctionne plus, il choisira, s’il le peut, d’embraser la conscience de son corps entier, afin de quitter ce monde intacte et entier. Et notre frère Carlos a fait la promesse de nous inclure dans cet acte final. Mais nous ne savons pas si le moment de son départ est venu. »
Elle fit une pause et lorsqu’elle reprit la parole sa voix était étouffée par l’émerveillement. « Nous sommes ici, ensemble, dans une bulle hors du temps, rêvant le rêve des anciens Toltèques. Par vos efforts, vous nous avez aidé à l’étendre et à l’accélérer à l’intérieur de l’inconnu. Nous vous remercions - conclut-elle avec douceur, ouvrant ses bras en face de l’audience - et nous vous embrassons dans le rêve. »
En repartant vers Portland le dimanche soir, je cherchai en moi des changements et trouvai à la place que le mécontentement et le vide qui m’avaient assailli durant la moitié de ma vie avaient décuplé. Je restais en dehors du grand mystère, écrivant sans arrêt, doutant sans arrêt.
En plus de tout cela, mon corps éclatait : ma testicule gauche grossit du double de sa taille normale, et une éruption de varicelle m’affligea depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds. J’allais voir un médecin traditionnel chinois dont la sagesse provient d’une longue lignée historique. Il prit mon pouls et examina ma langue, puis s’assit et hocha la tête, comme une grue assoiffée plongeant pour boire de l’eau, tout en murmurant en chinois. Il prépara un breuvage complexe d’herbes que je consommai, invoquant toute la gratitude que je pouvais avoir envers les plantes qui avaient donné leur vie pour la mienne.
Quelques semaines passèrent et je regagnai mon équilibre, mais mes doutes sur Carlos Castaneda, qui ne m’avaient jamais vraiment quitté, devinrent plus insistants. Je vacillais entre les souvenirs des résultats pratiques rapportés par les praticiens de Tenségrité, et la compréhension que nous avons la capacité d'interpréter les mythes de manière appropriée à nos besoins.
Tout nous ramène à l’authenticité de don Juan et de ses prédécesseurs toltèques. Est-ce que don Juan était un mythe inventé par Carlos Castaneda, ou un sorcier en chair et en os de dimension mythique ? J’étais conscient qu’une seule personne pouvait répondre à cette question.
Puis, une chose apparemment impossible arriva : mon murmure silencieux fut exaucé, et je reçus une invitation inespérée pour rencontrer et interviewer Carlos Castaneda. Dû à mes défauts – j’ai vécu une vie d’indulgence, n’ai pas écrit de grande épopée, suis à peine diplômé de l’université, et ne connais rien à la science ou à l’anthropologie – j’allais être énormément intimidé.
Mais, à la place, à partir du moment de l’invitation, je fis l’expérience d’un profond et apaisant sentiment de sécurité. Si Castaneda était juste un coquin inventif, alors je ne perdrais rien, mise à part mes illusions. Mais s'il était le sincère héritier de l’héritage des voyants toltèques, alors j’aurais gagné un cadeau d’une incalculable valeur – la possibilité de restaurer la magie durant le reste de ma vie.
Une agréable quiétude s’empara de moi à la lumière de cette prise de conscience, amenant avec elle un sentiment fébrile d’anticipation et – d’autant plus remarquable pour moi – un calme et une confiance irrésistibles. Tout était en ordre. Il semblait que je n’avais plus rien à faire à part saluer l’inconnu.
Alors que je parcourais les quatre pages simples de questions que j’avais préparées, j'aperçus un groupe de trois personnes qui se dirigeaient vers moi tout en traversant le restaurant de Santa Monica. La femme qui avait arrangé l’interview pour moi se trouvait en face. Elle me présenta à l’une des Pisteuses d’Energie du séminaire, puis au petit homme derrière elle – Carlos Castaneda. Le calme des derniers jours ne m’avait pas abandonné, et je saluai Castaneda avec un mélange relaxé de respect, d’affection, et de scepticisme professionnel.
Gracieux et sans prétention, il remonta les manches de sa chemise blanche froissée avec toute l’élégance propre au Vieux Monde, tandis que nous prenions place dans nos fauteuils. Je remis de l’ordre dans mes notes tout en lui jetant des coups d’oeil furtifs. D’après mes recherches, je savais qu’il est d’origine péruvienne et qu’il avait au moins soixante-et-onze ans. Cependant, il ne semblait avoir qu’une petite soixantaine d’années. Il faisait environ 1m60, sa peau avait la couleur du cuivre poli, une toison poivre et sel en guise de cheveux, et il était charpenté comme un lutin. Son visage était beau et buriné, une symphonie d’angles et de rides qui suggéraient les traits classiques espagnols. Son regard était aiguisé et lucide, son expression en revanche semblait prévenante, amicale, et badine.
Il m’offrit une bouteille d’eau, et ce simple geste sembla incarner la générosité. J’eus le sentiment de me retrouver entre amis. Durant les trois heures qui suivirent, je posai quelques questions de ma longue liste de manière sporadique, mais j’étais la plupart du temps absorbé par la prise de notes de ce qui se disait.
« Cette discipline est une affaire intérieure, dit Castaneda à un moment. Il y a des techniques, mais elles doivent être renforcées par une décision, et par un sentiment qui vient de l’intérieur. Vous avez besoin de parvenir à cette décision et à vous ressentir vous-même. Pour moi, c’est une question de renouvellement quotidien. »
Parler de discipline m’invita à lui poser une question à propos de quelque chose dont il avait un jour parlé : arrêter de fumer pouvait être un acte révolutionnaire.
« Vous ne fumez pas, n’est-ce pas? » s’enquérit-il, avec une franche curiosité.
« En honneur de cette occasion, répondis-je. J’ai laissé mes cigarettes à la maison. » Il resta imperturbable face à mon aveu, et face à la banalité de mon problème.
« J’ai commencé à fumer quand j’avais huit ans, » dit-il. « Je voulais être comme ces vieux types argentins. Vous les auriez vu ; c’étaient les types les plus cools de la terre. » Avec une mimique ridiculement suave, il imita les types les plus cools de la terre, plissant son œil gauche et penchant sa tête pour souffler un invisible nuage de fumée. « Un jour, don Juan m'a dit d’arrêter de fumer. Je lui ai répondu que j’aimais fumer et que je m’arrêterai quand je serais prêt.
« Puis, j’ai essayé d’arrêter mais je ne pouvais pas ; ni la première, ni la seconde fois. Même après toutes ces années, je me retrouve encore à tapoter ma poche de poitrine, à chercher des cigarettes qui ne sont plus là. Ces routines sont difficiles mais pas impossibles à briser, » conclut-il. « Vous devez juste changer de… »
Son dernier mot se perdit dans la gaîté de son accent. Je laissai passer et écoutai quand il parla d’une amie à lui qui était morte à l’hôpital. (Je n’avais rien dit de ma propre maladie, et mon expression ne laissa rien paraître.) « J’aimais profondément cette femme, » dit-il. « C’était une très grande amie. J’ai demandé à don Juan ce que je pouvais faire pour elle.
« Il me décrivit une stratégie à suivre, et je lui ai transmise. Je lui ai dit qu’elle devait repousser sa maladie avec sa main, avec son intention, de façon répétitive, aussi longtemps que nécessaire. Elle me répondit qu’elle était trop faible pour étirer son bras. ‘Alors utilise ton pied !’ J’ai crié. ‘Utilise ton cœur, utilise ton esprit ! Aie l’intention qu’elle sorte de toi !’ Mais elle n’avait plus l’énergie pour cela. »
Sans attendre de commentaire de ma part, il commença à parler de sa récente maladie, qu’il décrivit comme « une infection virale vicieuse. » Je fus presque effrayé par le parallèle avec ma propre vie, et je cessai momentanément de prendre des notes afin de l’observer. En fait, il décrivait un combat avec une infection mortelle, et commenta que sa discipline l’obligeait à refuser les traitements traditionnels offerts par les médecins.
Le résultat - de son état, ayant apparemment mit sa vie en danger, se soit réglé de lui-même – était évident, car il était à présent assis en face de moi, tel un paquet d’énergie.
« J’ai lu un livre écrit par l’ex femme de Carl Sagan, » continua t-il. « Elle développe cette théorie sur la nature virale du corps. Elle théorise que, physiquement, nous ne sommes que des sacs à virus. Nous vivons dans un univers prédateur, et rien n’est moins prédateur que les virus.
« Nous sommes des créatures qui vont mourir, » ajouta t-il, presque comme un illogisme, et c’en fut trop pour moi. J’étais venu ici en tant que journaliste, mais j’avais su pendant tout ce temps que je cherchais à guérir mon cœur avant de quitter cette terre. Mon temps était compté, et avant que je puisse me stopper moi-même, je l’interrompis grossièrement.
« J’ai une question personnelle, » commençai-je.
« S’il vous plaît, s’il vous plaît, dit-il gentiment, m’engageant à parler d’un signe de la main. Demandez tout ce que vous voulez. »
« Eh bien, dis-je, je déteste le mélodrame. Alors je dirai juste que j’ai une mauvaise santé. Cet état est dû à une longue suite de dérives, mais le savoir établi dit que… » Je regardai au loin, ne voulant pas apparaître manipulateur ou en demande.
« Peut-être quelques saisons de plus, murmurai-je. Quelques coups en plus à mon système, et… » Je donnai un petit coup de poing sur la table, comme si je voulais en balayer la poussière : pouf! Disparu, envolé.
Ce que je venais de faire n’était pas du tout professionnel ; bien que je pense, de manière enfantine, que c’était lui qui avait commencé à dire avec ses livres, avec ses affirmations franches, qu’en ce jour et à cette époque nous étions encore capables d’expérimenter le monde de la magie.
Je ressentis un sentiment de colère et de nostalgie déplacées, ainsi qu’une angoisse que j’avais portée depuis que j’avais tourné le dos à tout ce qui était sacré pour moi.
Soutenant mon regard avec intensité mais sans passion, Castaneda se lança dans une autre longue histoire, celle-ci parlait d’un ami à lui alcoolique. Il me regarda, ses paupières abaissées, comme s’il plissait les yeux en face du soleil. Son regard était affûté et brillant comme un éclat d’obsidienne, bien que son effet ne soit ni hypnotique ni écrasant. Il semblait plutôt maintenir une espèce de défi ouvert.
« Donc, conclut-il comme un professeur résumant sa sagesse, je vais bouger. Je vais changer de … »
Encore une fois, son dernier mot m’échappa et mon anxiété dû se voir car il répéta doucement, « Je vais changer de sillon. »
Il fit une pause comme pour soulever l’aiguille invisible d’un tourne-disque, ses yeux ne quittant pas les miens. « Je vais changer de sillon, » dit-il. « Je vais bouger. »
Mes journaux d’adolescent sont remplis de ce genre de métaphore. A cette époque, le sillon jouant l'unique morceau que la tête de lecture suivait sur le disque symbolisait pour moi la nature habituelle de mon esprit. Changer de sillon signifiait changer ces habitudes qui me mettaient à l’écart de ma capacité à expérimenter la vie ordinaire comme quelque chose rempli de beauté et d’émerveillement.
Les trois routines que je cherchais le plus à changer était : me curer le nez, mon humeur d’adolescent, et – la plus dure de toute - mon infinie capacité à ressasser de vieux événements dans mon esprit au lieu de simplement les laisser aller.
Maintenant, à trente-six ans, je trouve que seul mon humeur s’est adoucie. Je me cure toujours le nez, et je suis encore capable de me justifier sans fin, me défendre, et excuser mes actions passées. A ces routines insipides, j’ai ajouté, au cours des sept dernières années, une habituelle pulsion de mort.
Je savais, depuis le moment où j’ai partagé cette aiguille, qu’une partie de moi conspirait à ma propre mort. Entre-temps, cette même partie en était venu à voir le sida comme la punition adéquate à mes péchés, ou peut-être comme une articulation à l’aridité de ma spiritualité.
Pourtant, à travers tout ça, quelque chose de ferme à l’intérieur de moi se refusait à mourir. Je préfère appeler cette chose inviolée « esprit », et c’est ce même esprit qui m’excitait alors que j’écoutais les prescriptions de Castaneda pour changer. La mort est le seul fait inexorable de nos vies transitoires. Peut-être que je mourrais comme un vieux fou gaga ; peut-être que je mourrais avant que le soleil se couche ce soir. Mais je mourrais – c’est plus que certain.
Pendant ce temps, ce qui reste de mon contrôle est le sillon de ma vie, le morceau sur lequel je choisis de marcher, entre l’exclamation de mon futur et l’ellipse de mon départ. Dans sa perfection, ce parcours est sans parcours, comme un chemin couvert par une neige fraîchement tombée.
Et piétiner de tels chemins vierges est l’image la plus durable de mes rêves d’adolescent. En parlant directement à ce souvenir, Castaneda l’avait réveillé dans mon cœur. Etant donné le creux de vague périlleux que j’avais atteint à ce moment de ma vie, je ne peux décrire cet exploit que comme un acte authentique de sorcellerie.
Ah, mais qu’en était-il de don Juan Matus, le mythique voyant yaqui dont les os avaient été exhumés ? Etait-il assis à mes côtés à présent, un maître farceur tissant des contes trompeurs de sagesse, de folie, et de vérité ? Je n’en sais rien, je ne saurais le dire.
Trois heures s’étaient écoulées, et Castaneda signala gentiment la fin de notre rencontre en déroulant les manches de sa chemise de coton burinée. Il était encore temps de poser cette question définitive et plus journalistique, mais quelque chose à l’intérieur de moi la laissa passer.
Puis, subitement, le silence fut une fois encore brisé par l’adorable accent de Castaneda. Son regard fixa le lointain, et il parla doucement, ses mots étaient ceux d’un homme confronté à un mystère insoluble. A nouveau, je l’étudiais pour déceler l’évidente supercherie, et dû repartir les mains vides.
« Si je pouvais poser à don Juan une ultime question, commença t-il doucement, je lui demanderais comment est-ce qu'il a pu me toucher autant? Comment a-t-il pu toucher mon esprit à tel point que chaque battement de mon cœur est rempli du sentiment de ce chemin? »
« Chaque battement de mon coeur, » répéta t-il calmement, et durant un bref instant, ses mots semblèrent suspendus dans l’air comme du brouillard. Puis, son murmure fut touché par le temps, et il disparut dans le mystère qui nous entoure.
Traduction Coline