« Tu ne vis que deux fois »
Par Bruce Wagner
Avec sa vision d’une réalité séparée, Carlos Castaneda stupéfia une génération entière. Dans une de ses rares interviews, le légendaire sorcier parle à Bruce Wagner de don Juan, de la liberté, du rêve, et de la mort – et des choses marrantes qui arrivent sur le chemin de l’éternité.
Tu ne vis que deux fois
Carlos Castaneda ne vit plus ici. Après des années d’une discipline rigoureuse – des années de guerre – il s’est échappé du théâtre miteux de la vie de tous les jours. C’est un homme vide, un conduit, un conteur de fables et d’histoires ; pas vraiment un homme, mais un être qui n’est plus attaché au monde que nous connaissons. Il est le dernier nagual, le bouchon fermant une vieille lignée centenaire de sorciers, dont le triomphe fut de briser l’accord de la réalité ordinaire. Avec la sortie de son neuvième livre, « L’Art de Rêver », il a refait surface pour un moment, et à sa manière.
Le sens commun tue
Castaneda : « Mon nom est Carlos Castaneda. J’aimerais faire quelque chose aujourd’hui. J’aimerais suspendre le jugement. S’il vous plaît, ne venez pas ici armé de votre sens commun. Les gens découvrent que je vais parler – et ils viennent pour me ‘dis’ * (*particule qui indique la division, ou donne au mot avec lequel elle est composée un sens opposé à celui qu’il a étant seul). Pour me blesser. ‘J’ai lu vos livres et ils sont enfantins’, ou ‘ Tous vos derniers livres sont ennuyeux’.
« Ne venez pas de cette façon, c’est inutile. Aujourd’hui je veux vous demander, juste pour une heure, de vous ouvrir à l’option que je vais présenter. N’écoutez pas comme des étudiants d’honneur. J’ai déjà parlé à des étudiants d’honneur avant; ils sont mortels et arrogants. Le sens commun et les idéaux, c’est ce qui nous tue. On s’y accroche avec les ongles – c’est le singe.
« C’est comme ça que don Juan nous appelait : des singes déments. Je n’ai pas été disponible pendant trente ans. Je ne sors pas pour aller parler aux gens. Je suis là pour un instant. Un mois, peut-être deux...et puis je disparaîtrai. Nous ne sommes pas insulaires, plus maintenant. Nous ne pouvons pas être ainsi. Nous avons une dette à payer à ceux qui prirent la peine de nous montrer certaines choses. Nous avons hérités de cette connaissance ; don Juan nous a dit de ne pas nous excuser. Nous voulons vous faire voir qu’il y a des options mystérieuses, pragmatiques, qui sont hors de votre portée. Je ressens une excentrique délectation à observer un tel élan de pur ésotérisme. Ce n’est que pour mes yeux. Je ne suis pas dans le besoin ; je n’ai besoin de rien. J’ai besoin de vous comme d’un trou dans la tête. Mais je suis un voyageur. Je navigue, là dehors. J’aimerais que d’autres aient cette possibilité. »
Cette échappatoire
Le navigateur a parlé devant des groupes à San Francisco et Los Angeles, et ses cohortes – Florinda Donner-Grau, Taisha Abelar, et Carol Tiggs – ont fait des conférences : « Le Rêve Toltèque – l’héritage de don Juan », en Arizona, à Maui, et à Esalen. Au cours des deux dernières années, les livres de Donner-Grau et Abelar, dans lesquels elles parlent de Castaneda et de leur apprentissage avec don Juan, ont été publié. Respectivement : « Les Portes du Rêve » et « Le Passage des Sorciers ».
Les comptes-rendus de ces deux femmes sont un filon nourricier phénoménologique, les authentiques chroniques de leur initiation et de leur entraînement. Ils sont aussi une occasion, pour ceux qui n’ont jamais lu Castaneda, d’avoir accès à ce genre de renfort instructif et direct de son expérience. Castaneda dit : « Les femmes s’occupent de tout. C’est leur jeu. Je suis simplement le chauffeur philippin. »
Donner-Grau décrit le consensus collectif de ses travaux comme l’intersubjectivité entre sorciers ; chacun d’entre eux est comme une carte routière hautement individualiste de la même ville.
Ils sont des tentations énergétiques, un appel perceptuel à la liberté, rassemblés en une seule prémisse effarante. Nous devons prendre la responsabilité pour le fait non négociable que nous sommes des êtres qui vont mourir. On est frappé par l’exactitude de leur exemple, et pour cause. Les joueurs, tous doctorants du département d’anthropologie d’UCLA, sont des personnes prodigieusement méthodiques dont les disciplines académiques conviennent curieusement pour décrire le monde magique qu’ils présentent – une configuration d’énergie appelée la seconde attention. Pas un endroit pour le timide adepte du New-Age.
La partie offensante
Castaneda : « Je ne mène pas une double vie. Je vis cette vie : Il n’y a pas d’intervalle entre ce que je dis et ce que je fais. Je ne suis pas là pour ôter vos chaînes, ou pour être divertissant.
« Ce dont je vais parler aujourd’hui ne sont pas mes opinions – ce sont celles de don Juan Matus, l’Indien mexicain qui m’a montré cet autre monde. Alors ne soyez pas offensé ! Juan Matus m’a présenté un système de travail remontant à vingt sept générations de sorciers. Sans lui, je serais un vieil homme, un livre sous le bras, marchant avec des étudiants dans la cour. Voyez, nous vivons toujours avec une soupape de sécurité ; c’est pourquoi nous ne sautons pas. ‘Si tout le reste ne marche pas, je pourrais toujours enseigner l’anthropologie.’ Nous sommes déjà des perdants vivant des scenarii de perdants. ‘Je suis le professeur Castaneda…et voici mon livre, L’Herbe du Diable et la Petite Fumée. Savez-vous qu’il est sorti en livre de poche ?’
« Je serais l’homme au livre unique – le géni épuisé. ‘Savez-vous qu’il en est à sa vingtième édition ? Il vient d’être traduit en Russe.’
« Ou peut-être serais-je en train de garer votre voiture, en disant des platitudes : ‘Il fait trop chaud…ça va, mais il fait trop chaud. Il fait trop froid…ça va, mais il fait trop froid. Je devrais aller dans les tropiques’… »
Le théâtre d’action sorcière
En 1960, Castaneda était un étudiant licencié d’anthropologie à UCLA. En effectuant une recherche sur les propriétés médicinales des plantes en Arizona, il rencontra un Indien yaqui, don Juan Matus, qui accepta de l’aider. Le jeune chercheur offrit cinq dollars de l’heure pour les services de son guide pittoresque.
Le guide refusa.
A l’insu de Castaneda, le vieux paysan en sandales était un sorcier sans égal ; un nagual qui l’enrôla astucieusement comme acteur dans le Mythe de l’énergie. Abelar l’appelle le Théâtre d’Action Sorcière.
En paiement de ses services, don Juan demanda quelque chose de différent : La totale attention de Castaneda.
L’étonnant livre qui naquit de cette rencontre – « L’Herbe du Diable et la Petite Fumée » – devint immédiatement un classique, balayant avec élégance les gonds des portes de la perception, et électrifiant toute une génération. Depuis, il a continué de peler l’oignon, ajoutant des récits de ses expériences, des élucidations magistrales des réalités non ordinaires qui effacent le moi. Un titre général pour ce travail pourrait être « La disparition de Carlos Castaneda ».
« Nous avons besoin, dit-il, de trouver un mot différent pour la sorcellerie. C’est trop sombre. Nous l’associons à des absurdités médiévales : le rituel, le mal.
« J’aime le mot guerre ou navigation. C’est ce que font les sorciers – ils naviguent. »
Il a écrit qu’une définition qui marche bien pour la sorcellerie est : Percevoir l’énergie directement. Les sorciers disent que l’essence de l’univers ressemble à une matrice d’énergie qui tire à travers celui-ci d’incandescents filaments de conscience – la conscience véritable. Ces filaments forment des tresses, contenant des mondes complets, chacun aussi réel que le notre, qui est seulement un parmi une infinité. Les sorciers appellent le monde que nous connaissons la bande humaine, ou la première attention. Ils virent aussi l’essence de la forme humaine. Ce n’était pas juste un amalgame en forme de singe, d’os et de peau, mais une boule de luminosité en forme d’œuf, capable de voyager le long de ces filaments incandescents vers d’autres mondes.
Alors qu’est-ce qui nous retient ?
L’idée des sorciers est que nous sommes ensevelis par notre éducation sociale ; trompés par le fait de percevoir le monde comme un endroit fait d’objets et de finalités rigides. Nous marchons vers nos tombes en refusant d’admettre que nous sommes des êtres magiques ; notre programme est de servir l’ego plutôt que l’esprit. Avant que nous le sachions, la lutte est déjà terminée – nous mourrons limité et crasseux, pour l’ego.
Don Juan Matus fit une proposition intrigante : Qu’arriverait-il si Castaneda redéployait ses troupes ? - S’il libérait l’énergie routinière engagée agressivement dans les actes de séduction et d’accouplement ? – s’il restreignait l’importance personnelle et qu’il se retirait de la défense, du maintient, et de la présentation du Moi - s’il cessait de s’inquiéter d’être aimé, compris, ou admiré ? Gagnerait-il suffisamment d’énergie pour voir la fissure entre les mondes ?
Et s’il le faisait, passerait-il au travers ? Le vieil Indien l’avait accroché à l’intention du monde des sorciers.
Mais que fait maintenant Castaneda de ses journées ?
Il parle aux singes déments – pour l’instant en tout cas – dans des résidences privées, des studios de danse, des librairies. Ils font des pèlerinages depuis le monde entier – les icônes de la « Nouvelle Conscience » : le passé, le présent, et le futur ; des groupies de l’énergie, des psys et des chamans, des avocats, des fans du Grateful Dead, des percussionnistes, des déboulonnés et des rêveurs lucides, des étudiants, des mondains et des séducteurs, des channeleurs, des méditants et des magnats, et même des petits amis et des amoureux depuis 10 000 ans. Des preneurs de notes furieux viennent, des naguals juniors en cours de fabrication.
Certains écriront des livres sur lui; les plus paresseux, quelques chapitres. D’autres donneront des séminaires – c’est-à-dire, toutes taxes comprises.
« Ils viennent, dit-il, pour écouter pendant quelques heures, et le week-end d’après ils font des conférences sur Castaneda. C’est le comportement du macaque. »
Il se tient devant eux des heures durant, aguichant et exhortant leurs corps d’énergie, et cela produit un effet à la fois chaud et froid, comme de la glace aride.
Avec une divine finesse, il arrache des contes sauvages de liberté et de pouvoir, comme on tire des foulards du chapeau – émouvant, élégant, obscène, hilarant, à figer le sang, et d’une précision chirurgicale. « Demandez-moi n’importe quoi ! Revendique t-il. Qu’aimeriez-vous savoir ? »
Pourquoi Castaneda et consorts se rendent-ils disponibles ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qu’ils ont à y gagner ?
L’énorme porte
Castaneda : « Il y a quelqu’un qui va dans l’inconnu et attend qu’on la rejoigne. Elle s’appelle Carol Tiggs – ma contrepartie. Elle était avec nous, puis elle a disparut. Sa disparition a duré dix ans. Là où elle est allée est inconcevable. Cela n’a rien à voir avec la rationalité. Alors s’il vous plaît, suspendez votre jugement ! Nous allons porter un autocollant : LE SENS COMMUN TUE.
« Carol Tiggs est partie. Elle ne vivait pas dans les montagnes au Nouveau Mexique, je vous assure. Un jour, je donnai une conférence à la librairie Phoenix et elle s’est matérialisée. Mon cœur a bondit sous ma chemise, pom pom pom. J’ai continué à parler. J’ai parlé pendant deux heures sans savoir ce que je disais. Je l’ai emmené dehors et lui ai demandé où elle était partie pendant ces dix années ! Elle est devenue méfiante et s’est mise à transpirer. Elle n’avait que de vagues souvenirs. Elle plaisantait.
« La réapparition de Carol Tiggs a ouvert une énorme porte – énergétiquement – à travers laquelle nous allons et venons. Il y a une immense entrée d’où je peux vous accrocher à l’intention de la sorcellerie. Son retour nous a donné un nouvel anneau de pouvoir ; elle a ramené avec elle une formidable masse d’énergie qui nous a permit de nous présenter au public.
« C’est pourquoi nous sommes disponibles à présent. Quelqu’un fut présenté à Carol Tiggs durant une conférence. Il lui dit : ‘Mais vous avez l’air tellement normale !’
« Carol Tiggs a répondu : ‘A quoi est-ce que vous vous attendiez ? Que de la lumière sorte de mes nichons ?’ »
Les putes de la perception
Qui est Castaneda et a t-il une vie ?
On est déjà en 1994 : Pourquoi n’arrête t-il pas tout ça ? Qu’il nous dise son âge et qu’il laisse Avedon prendre une photo de lui. Personne ne lui a dit que la confidentialité c’était terminé ? Que de révéler les détails n’allait rien atténuer ?
En échange de notre totale attention, il est allé en Orient pour nous. Il y a des choses qu’on aimerait connaître – le côté mondain, les choses personnelles.
Comme où est-ce qu’il vit ? Qu’est-ce qu’il pense des duos de Sinatra ? Qu’a-t-il fait avec les profits flagrants de ses livres ? Est-ce qu’il conduit une Bentley turbo comme tous les gros vieux Babas ? Est-ce que c’était vraiment lui avec Michael Jordan et Edmund White chez Barneys ?
Ils ont essayé de l’épingler pendant des années.
Ils ont même reconstruit son visage avec les souvenirs d’anciens collègues et de connaissances douteuses ; ce résultat absurde ressemble à l’interprétation que donnerait un artiste de la police d’un Olmèque pour le Rider’s Digest. Dans les années 70, une photo apparut sur la couverture du Time (seuls les yeux étaient visibles) – lorsque le magazine apprit que la photo était un faux, ils ne lui pardonnèrent jamais.
A l’époque où on disait que Paul McCartney était mort, la rumeur se solidifia. Carlos Castaneda était en fait Margaret Mead.
Son agent et ses avocats esquivent continuellement les attaques des journalistes et des planeurs glandeurs fous spirituels, des déménageurs et des chercheurs new age, des artistes désirant adapter son travail – connus et inconnus, avec ou sans permission – et des faux séminaires, pleins d’imitateurs de Carlos.
Après trente ans, sa tête n’a toujours pas de prix. Il ne s’intéresse nullement aux gourous et au gourouisme ; il n’y aura pas de Bentley turbo, pas de ranchs remplis de dévots enturbannés, pas de page spécial dans Vogue. Il n’y aura pas d’institut Castaneda, pas de Centre d’Etudes Avancées en Sorcellerie, pas d’Académie du Rêve – pas d’infos publicités, pas de champignons, et pas de sexe tantrique. Il n’y aura pas de biographie et il n’y aura pas de scandales. Lorsqu’il est invité à faire une conférence, Castaneda n’est pas payé et offre de payer le prix du trajet. L’entrée coûte en général quelques dollars, pour couvrir les frais de location du gymnase. Tout ce qui est demandé aux participants est leur attention totale.
« La liberté est gratuite, dit-il, elle ne peut pas être achetée ou comprise. Avec mes livres, j’ai essayé de présenter une option – la conscience peut être un intermédiaire pour le transport ou le mouvement. Je n’ai pas été assez convaincant ; ils pensent que j’écris des romans. Si j’étais grand et beau, les choses seraient différentes – ils écouteraient Grand Papa. Les gens disent : ‘ Vous mentez’. Comment pourrais-je mentir ? Vous ne mentez que pour obtenir quelque chose, pour manipuler. Je ne veux rien de personne – juste un consensus. Nous aimerions qu’il y ait un consensus disant qu’il existe d’autres mondes en dehors du notre. S’il existe un consensus de faire pousser des ailes, alors le vol existera. Avec le consensus vient la masse ; avec la masse il y aura mouvement. »
Castaneda et ses complices sont des radicaux énergétiques de ce qui pourrait être la seule révolution significative de notre temps – il n’y a rien de réducteur à transformer l’impératif biologique en impératif d’évolution. Si l’ordre social suprême commande la procréation, l’ordre sans peur des sorciers (qui sont tous des pirates énergétiques) est à la recherche de quelque chose de moins terrestre.
Leur surprenante intention épique est de quitter la Terre comme don Juan l’a fait vingt ans auparavant : en tant que pure énergie, et avec la conscience intacte.
Les sorciers appellent ce saut périlleux le vol abstrait.
La masse critique
J’ai rencontré Castaneda et les sorcières durant toute une semaine, dans des restaurants, des chambres d’hôtel, et des centres commerciaux. Ils sont attirants et vibrants de jeunesse. Les femmes s’habillent avec discrétion, et une touche de chic décontracté. Vous ne les remarqueriez pas dans une foule, et c’est le but.
Je lisais en diagonal le New Yorker, à l’extérieur du café de Regent Beverly Wilshire. La pub pour le Drambuie (marque de whisky) semblait particulièrement horrible : « Inévitablement, peu importe à quel point nous luttons, d’une façon ou d’une autre, un jour nous devenons nos parents. Au lieu de résister à cette impression, nous vous invitons à célébrer ce rite de passage avec une excellente liqueur »...
Don Juan riait dans sa tombe – où en dehors de celle-ci –, ce qui m’amena à une profusion de questions : Où était-il ? Au même endroit d’où était revenu Carol Tiggs ? Si c’était le cas, cela signifiait-il que le vieux nagual pouvait réapparaître ?
Dans « Le Feu du Dedans », Castaneda écrit que don Juan et son clan se sont évanouis quelque part en 1973 – quatorze navigateurs sont partis vers la seconde attention. Qu’était exactement la seconde attention ? Tout semblait clair quand je lisais les livres.
Je cherchais mes notes. J’avais gribouillé ‘seconde attention = conscience accrue’ dans la marge d’une page, mais cela ne m’aida pas. Avec impatiente, je me dirigeai vers « La Force du Silence », « Le Don de l’Aigle », « Voyage à Ixtlan ». Bien que je n’en aie pas compris la plus grosse partie, les bases avaient été décrites avec cohérence. Pourquoi n’avais-je rien pu retenir dans ma tête ? J’avais loupé Sorcery 101 (bande dessinée américaine).
Je commandai un cappuccino et attendis. Je laissai mon esprit vagabonder. Je pensais à Donner-Grau et aux singes japonais. Quand j’avais parlé avec elle au téléphone, pour organiser une rencontre, elle avait mentionné Imo. Tous les étudiants d’anthropologie savent qui est Imo, le célèbre macaque. Un jour, Imo lava spontanément une patate douce avant de la manger ; en peu de temps, tous les macaques de l’île suivaient son exemple. Les anthropologues pourraient appeler cela ‘comportement culturel’, mais Donner-Grau disait que c’était un parfait exemple de l’intersubjectivité de masse du singe.
Castaneda apparut. Il me serra la main avec un grand sourire, et s’assit. J’allais amener le sujet sur les singes, lorsqu’il commença à pleurer. Son front se plissa ; tout son corps se contorsionna dans la posture de la lamentation. Il commença bientôt à haleter comme un mérou lancé dans une citerne. Sa lèvre inférieure se crispa, humide et électrifiée. Son bras se déploya vers moi, la main tremblante – puis il l’ouvrit telle la plante en train d’éclore la nuit dans « La Petite Boutique des Horreurs », comme pour recevoir l’aumône.
« S’il vous plaît ! » S’exclama t-il, en prenant une pause tremblante avec ses muscles faciaux, juste pour recracher les mots. Il s’accroupit sur moi, et avec une supplication de besoin : « S’il vous plaît, aimez-moi ! »
Castaneda sanglotait à nouveau, un grand écorché, enseveli sous l’eau, le pathos aisé, tout en devenant un truc obscène pleurnichant.
« C’est ce que nous sommes : des singes avec des écuelles en étain. Si routiniers, si faibles. Masturbateurs. Nous sommes sublimes, mais le singe dément manque d’énergie pour voir – alors le cerveau de la bête prévaut. Nous ne pouvons pas saisir notre fenêtre d’opportunité, notre centimètre cube de chance. Comment pourrions-nous ? Nous sommes trop occupés à nous accrocher à la main de maman. A penser à quel point nous sommes merveilleux, sensibles, uniques.
« Nous ne sommes pas uniques ! Le scénario de notre vie à déjà été écrit par d’autres, dit-il, grimaçant sinistrement. Nous le savons…mais on s’en fout.
« Nous disons : ‘Rien à foutre’. Nous sommes d’ultimes cyniques. Cono ! Carajo ! C’est comme ça que nous vivons. Dans un caniveau de merde chaude. ‘Qu’est-ce qu’ils ont fait de nous ?’ C’est ce que don Juan avait l’habitude de dire.
« Il me disait : ‘Comment va la carotte ?’
« Je demandais : ‘Qu’est-ce que vous voulez dire ?’
« Il répondait : ‘La carotte qu’ils t’ont fourrée dans le cul.’
« J’étais terriblement offensé ; il pouvait vraiment m’offenser ! Surtout quand il disait : ‘Sois reconnaissant, ils ne l’ont pas encore enfoncée.’
« Mais nous avons le choix, pourquoi restons-nous dans le caniveau ?
« C’est trop chaud. Nous ne voulons pas partir – nous détestons dire au revoir. Et nous sommes teeellllemmmeeennnt inquiets, nous nous faisons du souci vingt-six heures par jour ! Et à propos de quoi nous inquiétons nous ? »
Il sourie à nouveau, tel le malicieux chat d’Alice : « A propos de moi ! Et moi ? Qu’est-ce que je vais y gagner ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Une telle égomanie ! Si horrible. Mais fascinant! »
Je dis à Carlos que ses vues me semblaient être un peu sévères, et il ria.
« Oui, dit-il, avec le ton ridicule d’un universitaire constipé. Castaneda est un vieil homme aigri et fou. »
Sa caricature était drôle, et brutalement bien ciblée.
« Le singe avide attrape une graine en s’écorchant, et ne peut pas renoncer au contrôle. Il y a des études là-dessus; rien ne nous fera lâcher cette graine. La main restera accrochée même après que le bras ait été coupé – nous mourons accrochés à notre merde. Mais pourquoi ? Est-ce tout ce qu’il y a - comme l’a dit Mademoiselle Peggy Lee ? Ce n’est pas possible. C’est trop horrible.
« Nous devons apprendre comment laisser tomber.
« Nous collectionnons les souvenirs et les collons dans des livres, le talons du ticket d’un spectacle à Broadway d’il y a dix ans. Nous mourons accrochés à des souvenirs.
« Être un sorcier, c’est avoir l’énergie, la curiosité, et le cran de laisser tomber, pour sauter dans l’inconnu – tout ce dont on a besoin c’est d’une redéfinition, d’une ré-instrumentation.
« Nous devons nous voir comme des êtres qui vont mourir. Une fois que tu as accepté cela, le monde s’ouvre. Mais pour embrasser cette définition, tu dois avoir des tripes en acier. L’héritage naturel des êtres sensibles : nous ne percevons pas, nous interprétons.
Castaneda : « Quand tu dis ‘montagne’ ou ‘arbre’ ou ‘Maison Blanche’, tu invoques un univers de détails avec un seul énoncé ; c’est magique.
« Tu vois, nous sommes des créatures visuelles.
« Tu pourrais lécher la Maison Blanche – la renifler, la toucher – et ça ne te parlerait pas. Mais avec un seul regard, tu sais tout ce qu’il y a à savoir : le ‘ berceau de la démocratie’, peu importe. Tu n’as même pas besoin de regarder, tu vois déjà Clinton assis à l’intérieur, Nixon en train de prier à genoux – peu importe. Notre monde est une agglutination de détails, une avalanche de gloses – nous ne percevons pas, nous interprétons seulement. Et notre système d’interprétation nous a rendu paresseux et cyniques. Nous préférons dire : ‘Castaneda est un menteur’, ou ‘Ce business d’options perceptuelles n’est tout simplement pas pour moi.’
« Qu’est-ce qui est pour toi ? Qu’est-ce qui est réel ? Ce monde de la vie de tous les jours, dur, merdique, et sans signification ? Est-ce que ce sont la sénilité et le désespoir qui sont réels ?
« Que le monde soit ‘donné’ et ‘final’ est un concept fallacieux. Depuis que nous sommes tout petit, on a obtenu de nous notre ‘adhésion’. Un jour, lorsque nous avons appris la sténo de l’interprétation, le monde nous dit ‘ bienvenue’. Bienvenue dans quoi ? En prison. Bienvenue en enfer.
« Qu’est-ce qui se passerait s’il s’avérait que Castaneda n’invente rien ? Si c’est vrai, alors tu es vraiment dans le pétrin.
« Le système d’interprétation peut être interrompu ; il n’est pas final. Il y a des mondes dans les mondes, aussi réels que celui-là. Au-delà de ce mur, il y a un monde, cette pièce est un univers de détails. Les autistes sont perdus, figés par les détails – ils tracent du doigt la fente jusqu’à ce qu’il saigne. Nous avons été piégés par la pièce de la vie de tous les jours. Il y a d’autres options que ce monde, aussi réelles que ce monde, des endroits où tu peux vivre ou mourir. Les sorciers le font – comme c’est excitant !
« Penser que c’est le seul monde inclusif…c’est le prototype même de l’arrogance. Pourquoi ne pas ouvrir la porte vers une autre pièce ? C’est l’héritage naturel des êtres sensibles. Il est temps d’interpréter et de construire de nouvelles gloses. Aller dans un endroit où il n’ y a pas de connaissance a priori. Ne jettes pas ton vieux système d’interprétation – utilise-le, de neuf heures à cinq heures. Et après cinq heures ? C’est l’heure magique. »
On ne parle pas espagnol ici : moi pas parler espagnol ici
Mais que veut-il dire par « heure magique » ?
Leurs livres sont méticuleusement détaillés d’évocations de l’inconnu, bien que l’ironie demeure ; il n’y a pas vraiment de lexique pour leur expérience. L’heure magique n’est pas un mot ami – Ce sont des surplus d’énergie dont on fait l’expérience avec le corps. Dès que Castaneda quittait don Juan pour retourner à Los Angeles, le vieux nagual aimait dire qu’il savait si son apprenti était à la hauteur. Il pouvait faire une liste, disait-il – peut-être une longue liste, mais une liste quand même – sur laquelle les actions et les pensées de Castaneda pouvaient être mises à découvert, inévitablement. Mais il était impossible de faire la même chose pour son maître. Il n’y avait pas d’intersubjectivité entre les deux hommes. Quoi qu’ait fait l’Indien dans la seconde attention, cela ne pouvait qu’être expérimenté, pas communiqué. En retour, Castaneda n’avait ni l’énergie ni la préparation nécessaire pour un tel consensus.
Mais le singe est possédé par les mots et la syntaxe. Il doit comprendre, à tout prix. Et il doit être alimenté à sa compréhension.
Castaneda : « Nous sommes des êtres linéaires : de dangereuses créatures d’habitude et de répétition. Nous avons besoin de connaître : La place du poulet ! La place du lacet de chaussure ! L’endroit où on lave la voiture ! Si un jour l’un d’entre eux n’est pas là – nous devenons cinglés. »
Il insista pour payer le repas. Quand le serveur revint avec la note, j’eus soudain l’urgent besoin d’attraper sa carte de crédit et de voir si elle était à son nom. Il repéra mon coup d’oeil.
« Un directeur commercial essaya une fois d’obtenir de moi que je participe à l’ancienne pub d’American Express : CARLOS CASTANEDA, MEMBRE DEPUIS 1968. » Il ria joyeusement, revenant à son sujet. « Nous sommes des singes lourds, très rituels. Mon ami Ralph avait l’habitude de voir sa grand-mère tous les lundi soir. Un jour elle est morte. Et il me dit : ‘Hé Joe’ – J’étais Joe à cette époque – ‘hé Joe, maintenant on peut se voir les lundi soir. Es-tu libre le lundi Joe ?’ ‘ Tu veux dire tous les lundi Ralph ?’ ‘Oui, oui ! Tous les lundi. Ce serait super non ?’ ‘Mais tous les lundi ? Pour toujours ?’ ‘Oui, Joe, toi et moi, tous les lundi – pour toujours !’ »
Sorcellerie 101
Castaneda : « J’ai rencontré un scientifique dans une fête – un homme célèbre. Eminent. Une lumière. Le professeur X. Il voulait me discréditer, complètement. Il me dit : ‘ J’ai lu votre premier livre ; le reste était ennuyeux. Vous voyez, les anecdotes ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse ce sont les preuves.’
« Professeur X me défiait. Il devait penser que j’étais aussi important que lui.
« J’ai dit : ‘ Si je devais vous prouver la loi de la gravité, n’auriez-vous pas besoin d’un certain degré d’entraînement pour me suivre ? Vous auriez besoin d’une ‘adhésion au club’ – peut-être même d’un certain équipement. Vous auriez besoin d’avoir un haut niveau en physique. Vous auriez déjà fait d’énormes sacrifices pour apprendre : aller à l’école, étudier de longues heures. Vous auriez peut-être même cesser de sortir.’ Je lui ai dis que s’il voulait des preuves, il aurait du suivre Sorcellerie 101.
« Mais il ne voulait pas faire ça. Cela demande de la préparation. Il se mit en colère et quitta la pièce.
« La sorcellerie est un flux, un processus. Tout comme en physique, tu as besoin d’une certaine connaissance pour suivre le flux des équations.
« Le professeur X aurait dû accomplir certaines choses très basiques pour être dans la position d’avoir assez d’énergie pour comprendre le flux de la sorcellerie. Il aurait eu à ‘récapituler’ sa vie. Donc : le scientifique voulait une preuve mais ne voulait pas se préparer. C’est ainsi que nous sommes. Nous ne voulons pas faire le travail – nous voulons être hélitreuillés à la conscience, sans avoir de boue sur les chaussures. Et si nous n’aimons pas ce que nous voyons, nous voulons être ramené par hélicoptère. »
Les traces du temps
Il est fatigant d’être avec cet homme, Castaneda. Il est excessivement, impitoyablement présent – la richesse de son attention épuise. Il semble répondre à mes questions avec tout ce qu’il a ; il y a une urgence liquide, éloquente dans son discours, obstiné et définitif, élégant, élégiaque. Castaneda dit qu’il sent que le temps ‘avance sur lui’.
Vous sentez son poids, quelque chose d’étranger que vous ne pouvez pas identifier, d’éthérique bien qu’indolent, de dense et d’inerte, comme un bouchon ou une bouée, une bouée posée avec pesanteur sur les vagues.
Nous marchons dans la rue Boyle Heights. Il s’arrête pour me montrer une position d’arts martiaux appelée le cheval – les jambes légèrement pliées, comme sur une selle.
Il dit : « Ils se tenaient comme ça à Buenos Aires – quand j’y étais. Tout était très stylisé. Ils adoptaient les poses de la mort longue des hommes. Mon grand-père se tenait de cette façon. Le muscle en dessous de là - il indique l’arrière de sa cuisse – c’est ici que nous stockons la nostalgie. L’auto apitoiement est la chose la plus horrible qui soit. »
Je demandai : « Que vouliez-vous dire à propos du ‘temps qui avance sur vous’ ? »
« Don Juan avait une métaphore. Nous nous tenons dans le wagon de queue, regardant les traces du temps reculer. ‘Là j’ai cinq ans ! J’y vais’ Nous nous sommes simplement retournés et avons laissé le temps avancer sur nous. De cette façon, il n’y a pas d’a priori.
« Rien n’est présumé ; rien n’est présupposé ; rien n’est proprement conditionné. »
Nous nous assîmes sur le banc d’une station de bus. De l’autre côté de la rue, un clochard tenait un morceau de carton à l’intention des automobilistes. Castaneda le dévisagea en regardant vers l’horizon.
Il dit : « Je n’ai aucun aperçu de demain – et rien du passé. Le département d’anthropologie n’existe plus pour moi.
« Don Juan avait l’habitude de dire que la première partie de sa vie avait été un gâchis – il était dans les limbes. La seconde partie de sa vie avait été absorbée par le futur ; la troisième partie par la passé, la nostalgie. Seule la dernière partie de sa vie était dans le maintenant. C’est là où je suis. »
Je décidai de demander quelque chose de personnel et me préparai à une rebuffade. Pour eux, l’évidence biographique hypnotiserait aussi sûrement qu’une fissure dans le mur – laissant tout le monde avec les doigts en sang.
« Quand vous étiez un petit garçon, qui était l’homme le plus important dans votre vie ? »
« Mon grand-père – s’exclama t-il. Ses yeux durs scintillaient – Il avait un cochon qui s’appelait Rudy. Il gagnait beaucoup d’argent. Rudy avait une merveilleuse petite tête blonde. Ils avaient l’habitude de lui faire porter un chapeau, une veste. Mon grand-père avait fabriqué un tunnel qui allait de la porcherie jusqu’au salon. Rudy arrivait avec sa minuscule face, traînant cet énorme corps derrière lui ! Rudy, avec sa queue en tire-bouchon ; nous regardions ce cochon commettre des barbarités. »
Je demandai : « Comment était-il, votre grand-père ? »
« Je l’adorais. C’était lui qui faisait l’emploi du temps ; j’étais prêt à porter sa bannière. Cela aurait dû être mon sort, mais ce ne fut pas ma destinée. Mon grand-père était un homme amoureux. Il fit mon instruction sexuelle alors que j’étais très jeune. A l’âge de douze ans, je marchais comme lui, je parlais comme lui – avec le larynx comprimé. Il est celui qui m’a apprit à ‘passer par la fenêtre’. Il me disait que les femmes s’enfuiraient si je les approchais frontalement – j’étais trop banal. Il me fit aller vers des petites filles pour leur dire : ‘Tu es si jolie !’ Ensuite je me retournais et m’en allais. ‘Tu es la fille la plus jolie que j’ai jamais vue !’- et je partais en courant. Après deux ou trois fois, elles disaient : ‘Hé ! Dis-moi ton nom.’ C’est comme ça que je ‘passais par la fenêtre’. »
Il se leva et s’en alla. Le clochard se dirigeait vers le terrain vague malpropre qui entourait l’autoroute. Lorsque nous arrivâmes à sa voiture, Castaneda ouvrit la porte et resta debout pendant un moment.
« Un sorcier m’a posé une question, il y a très longtemps : Quel genre de visage a le croquemitaine pour toi ? Cela m’intrigua. Je pensais que cette chose devait être fantomatique, sombre, avoir un visage humain – le croquemitaine a souvent l’apparence de quelque chose que tu penses aimer. Pour moi, c’était mon grand-père. Mon grand-père que j’adorais. »
Je montai, et il démarra la voiture. Le dernier morceau du clochard disparut dans la haie crasseuse.
« J’étais mon grand-père. Dangereux, mercenaire, calculateur, mesquin, vindicatif, rempli de doute et insensible. Don Juan savait cela. »
Tomber amoureux à nouveau
Castaneda : « À soixante-quinze ans, nous cherchons encore l’amour et l’amitié. Mon grand-père avait l’habitude de se réveiller au milieu de la nuit en pleurant : ‘ Tu crois qu’elle m’aime ?’ Ses derniers mots furent : ‘J’arrive chérie, j’arrive !’ Il eut un énorme orgasme et il mourut. Pendant des années j’ai pensé que c’était la chose la plus extraordinaire qui soit – la plus magnifique.
« Puis don Juan m’a dit : ‘ Ton grand-père est mort comme un porc. Sa vie et sa mort n’ont aucun sens.’ Don Juan disait que la mort ne peut pas être apaisante – seul le triomphe le peut. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par triomphe et il a dit : ‘ La liberté : quand tu déchires le voile et que tu emportes ta force de vie avec toi.’
« ‘Mais il y a tant de choses que je désires encore faire !’
Il a dit : ‘ Tu veux dire qu’il y a encore tant de femmes que tu as envie de baiser.’
« Il avait raison. C’est ainsi que nous sommes, si primitifs.
« Le singe considérera l’inconnu, mais avant de sauter il demandera à savoir : ‘Qu’est-ce que je vais y gagner ?’ Nous sommes des businessmans, des investisseurs, habitués à réduire les pertes – c’est un monde mercantile. Si nous faisons un investissement, nous voulons des garanties. Nous tombons amoureux mais uniquement si nous sommes aimés en retour. Lorsque nous ne sommes plus amoureux, nous coupons la tête et la remplaçons par une autre. Notre amour est juste de l’hystérie. Nous ne sommes pas des êtres d’affection, nous sommes sans cœur.
« Je pensais savoir comment aimer. Don Juan disait : ‘Comment le pourrais-tu ? Ils ne t’ont jamais appris quoi que ce soit sur l’amour. Ils t’ont enseigné à séduire, à envier, à haïr. Tu ne t’aimes même pas toi-même – autrement tu n’aurais pas fait subir tant de barbarités à ton corps. Tu n’as pas les tripes pour aimer comme un sorcier. Pourrais-tu aimer pour toujours, au-delà de la mort ? Sans le moindre renfort – sans rien attendre en retour ? Pourrais-tu aimer sans investir, juste pour le plaisir ? Tu ne sauras jamais ce que c’est que d’aimer de cette façon, avec acharnement. Veux-tu vraiment mourir sans savoir ?’ »
« Non – je ne voulais pas. Avant de mourir, je dois savoir ce que c’est que d’aimer comme ça. Il m’a accroché de cette façon. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais déjà en train de dégringoler la colline. Je dégringole encore. »
Récapitule ta vie !
Je buvais trop de Coca-cola et j’étais paranoïaque.
Castaneda disait que le sucre est un tueur aussi efficace que le sens commun. « Nous ne sommes pas des créatures ‘psychologiques’. Nos neurones sont des sous-produits de ce que nous mettons dans nos bouches. »
J’étais certain qu’il voyait que mon corps d’énergie irradiait le Coca-cola. Je me sentais absurde, défait – je décidai de m’empiffrer de profiteroles cette nuit-là. Tel est le trivial et provocant singe en forme de chocolat noir.
« J’avais une grande histoire d’amour avec le Coca-cola. Mon grand-père possédait une pseudo sensualité. ‘Je vais avoir cette chatte ! Je la veux ! Je la veux maintenant !’ Mon grand-père pensait qu’il était la bite la plus chaude de la ville. Le plus extravagant. J’avais le même truc – tout se rapportait directement à mes couilles, mais ce n’était pas réel. Don Juan m’a dit : ‘ C’est le sucre qui déclanche tout ça chez toi. Tu es trop faible pour avoir ce genre d’énergie sexuelle. Trop gros pour avoir cette bite brûlante.’ »
Tout le monde fume dans University City Walk. Etrange, être assis avec Castaneda dans cette approximation architecturale de la classe moyenne de Los Angeles – cette ‘agglutination de détails’, cette ‘avalanche de gloses’ qu’est cette ville virtuelle. Il n’y a pas de gens noirs et rien qui ressemble à la conscience accrue ; nous sommes partis de cette attache humaine pour la bande de MCA. Nous occupions une version perversement fade d’une scène familière de ses livres, celle où il se retrouve brutalement dans un simulacre de la vie de tous les jours.
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’énergie...mais vous n’osiez pas de demander
Castaneda : « Lorsque j’ai rencontré don Juan, j’étais déjà complètement baisé; je m’épuisais de cette manière. Je ne suis plus dans le monde, plus de cette façon ; les sorciers utilisent ce genre d’énergie pour voler, ou pour changer. Baiser est notre acte le plus important, énergétiquement. Tu vois, nous avons dispersé nos meilleurs généraux mais n’essayons pas de les rappeler à nous ; nous perdons par défaut. C’est pourquoi il est si important de récapituler notre vie.
« La récapitulation sépare nos engagements envers l’ordre social de notre force de vie. Les deux ne sont pas inextricables. Une fois que je fus capable de soustraire l’être social de mon énergie originelle, je pus voir clairement : je n’étais pas l’homme sexy que je pensais être.
« Parfois je parle à des groupes de psychiatres. Ils veulent savoir ce qu’il en est de l’orgasme. Lorsque tu voles au dehors, dans les immensités, tu n’en as plus rien à foutre de l’orgasme. La plupart d’entre nous sont frigides ; toute cette sensualité, c’est de la masturbation mentale. Nous sommes des ‘ baises ennuyeuses’- pas d’énergie au moment de la conception.
« Soit nous sommes le premiers né, et nos parents ne savaient pas comment faire, soit le dernier, et cela ne les intéressait plus. Nous sommes baisés d’une façon ou d’une autre. Nous sommes de la viande biologique avec de mauvaises habitudes et pas d’énergie. Nous sommes des créatures ennuyeuses, mais à la place de cela nous disons : ‘ J’en ai tellement marre.’
« Baiser est encore plus nuisible pour les femmes – les hommes sont des bourdons. L’univers est femelle. Les femmes y ont un accès total, elles y sont déjà. C’est juste qu’elles sont si stupidement socialisées. Les femmes sont de sinistres flyers ; elles ont un second cerveau, un organe qu’elles peuvent utiliser pour un vol inimaginable. Elles utilisent leur utérus pour rêver.
« ‘ Devons-nous arrêter de baiser ?’ – les hommes demandent cela à Florinda. ‘Allez-y ! Plantez vos petits zizis où vous voulez !’
« Oh, c’est une horrible sorcière ! Elle est encore pire avec les femmes – les déesses du week-end qui peignent leurs nichons et font des retraites. Elle dit : ‘Oui, là vous êtes des déesses, mais qu’est-ce que vous faites quand vous rentrez chez vous ? Vous vous faites baisées, comme des esclaves ! Les hommes laissent des vers lumineux dans votre chatte !’ Vraiment, une terrible sorcière ! »
La piste du coyote
Florinda Donner-Grau ne fait pas de prisonnier. Elle est de petite stature, charmante et agressive, comme un jockey avec un schlass.
Lorsque Donner rencontra pour la première fois don Juan et son cercle, elle pensa qu’ils étaient des employés de cirque à la retraite qui faisaient du recèle. Comment expliquer autrement le cristal de Baccarat, les vêtements exquis, les bijoux antiques ?
Elle se sentait aventureuse en leur compagnie – par nature elle était impudente, audacieuse, vivace. Pour une fille sud-américaine, sa vie était en roue libre.
Donner-Grau : « Je pensais que j’étais l’être le plus merveilleux qui soit – si audacieuse, si spéciale. Je conduisais des voitures de course et m’habillais comme un homme. Puis, ce vieil Indien m’a dit que la seule chose ‘spéciale’ à mon propos était mes cheveux blonds et mes yeux bleus dans un pays où ces choses étaient révérées. Je voulais le frapper – en fait, je crois que c’est ce que j’ai fait. Mais il avait raison tu sais. Cette célébration du Moi est complètement démentielle. Ce que font les sorciers c’est tuer le Moi. C’est dans ce sens que tu dois mourir, afin de vivre – et non pas vivre pour mourir. »
Don Juan encourageait ses étudiants à avoir ‘ une romance avec la connaissance.’ Il voulait que leurs esprits soient suffisamment entraînés pour voir la sorcellerie comme un authentique système philosophique ; selon ce délicieux retournement qui est caractéristique au monde des sorciers, le terrain conduit à l’académique. La route pour l’heure magique était amusante de cette façon.
Elle se rappelait la première fois où Castaneda l’avait emmené au Mexique pour voir don Juan.
« Nous sommes passés par cette longue route sinueuse – tu sais, la ‘ piste du coyote.’ Je pensais qu’il prenait une route bizarre afin que nous ne soyons pas suivis, mais c’était autre chose. Tu devais avoir suffisamment d’énergie pour trouver ce vieil Indien. Après je ne sais combien de temps, quelqu’un nous fit des signes de la main sur le bord de la route. Je dis à Carlos : ‘ Hé, tu ne t’arrêtes pas ? ’ Il dit : ‘ Ce n’est pas nécessaire.’ Tu vois, nous avons traversé le brouillard. »
Nous grimpions la rue Pepperdine. Quelqu’un vendait des cristaux sur le bord de la route. Je me demandais si la maison de Shirley MacLaine avait brûlé : je me demandais si Dick Van Dyke l’avait reconstruite. Peut-être que Van Dyke avait déménagé dans la maison de MacLaine avec Sean Penn.
Je lui demandai : « Qu’est-ce qu’il se passe avec les gens qui s’intéressent à votre travail – ceux qui lisent vos livres et vous écrivent des lettres ? Est-ce que vous les aidez ? »
« Les gens sont curieux intellectuellement, ils sont ‘titillés’. Ils restent jusqu’à ce que ça devienne trop difficile. La récapitulation est très déplaisante ; ils veulent des résultats immédiats, une gratification instantanée. Pour beaucoup de new-ageurs, c’est le club de rencontre. Il scrute la pièce furtivement, et ils ont des contacts prolongés avec les yeux de partenaires potentiels. Ou c’est juste du shopping sur Montana Avenue. Lorsque les choses deviennent trop chères en termes de ce qu’ils doivent donner d’eux-mêmes, ils ne veulent pas poursuivre. Tu vois, nous voulons faire un minimum d’investissement pour un profit maximum Personne n’est réellement intéressé à faire le travail. »
Je m’interposai : « Mais ils seraient intéressés si vous pouviez donner un genre de preuve à ce que vous dites. »
Elle dit : « Carlos a une super histoire. Il y avait une femme qu’il connaissait depuis des années. Elle appela d’Europe, dans un terrible état. Il lui dit de venir au Mexique – tu sais : ‘ sautes dans mon monde.’ Elle hésita. Elle voulait avoir la garantie qu’elle allait retomber sur ses pieds. Bien sûr, il n’y a aucune garantie. Nous sommes comme ça : Nous sautons, tant que nous savons que nos sandales nous attendent de l’autre côté. »
Je demandai : « Qu’arrive t-il si vous sautez – aussi bien que vous le pouvez – et qu’il s’avère que ce n’était qu’un rêve fiévreux ? »
Elle répliqua : « Alors aies une bonne fièvre. »
Les parties privées de Carlos Castaneda
« Ce n’est pas un livre pour les gens. »
C’est ce que quelqu’un qui connaissait Castaneda depuis des années avait dit à propos de « L’Art de Rêver ». En fait, c’est le couronnement du travail de Castaneda, un manuel d’instruction pour une contrée inconnue – la définition d’anciennes techniques utilisées par les sorciers pour entrer dans l’attention seconde. Comme ses autres livres, il est lucide et déroutant, encore qu’il y ait quelque chose de récurrent à propos de celui-ci. On dirait qu’il a été produit quelque part ailleurs. J’étais curieux de savoir comment tout cela avait commencé.
« J’avais l’habitude de prendre des notes avec don Juan – des milliers de notes. Finalement il me dit : ‘ Pourquoi n’écris-tu pas un livre ?’
« Je lui dis que c’était impossible. ‘Je ne suis pas écrivain.’
« Il dit : ‘ Mais tu pourrais écrire un livre merdique, n’est-ce pas ?’
« Je me dis : ‘Oui ! Je pourrais écrire un livre merdique.
« Don Juan établi un défi : ‘ Peux-tu écrire ce livre, sachant qu’il peut t’apporter la notoriété ? Peux-tu rester impeccable ? Qu’ils t’aiment ou te détestent n’a aucune signification. Peux-tu écrire ce livre et ne pas t’abandonner à ce qui viendra à toi ?’
« J’ai acquiescé. Oui. Je le ferai.
« Et de terribles choses sont arrivées. Mais le pantalon ne m’allait pas.
Je dis à Carlos que je n’étais pas sûr de sa dernière remarque, et il ria.
Il dit : « C’est une vieille blague. La voiture d’une femme tombe en panne et un homme la répare. Elle n’a pas d’argent et lui offre ses boucles d’oreille. Il lui dit que sa femme ne le croira pas. Elle lui offre sa montre mais il lui dit que des bandits lui voleront. Finalement, elle enlève son pantalon et lui donne. ‘ Non, merci, dit-il. Il n’est pas à ma taille.’ »
Le critère pour être mort
Castaneda : « Je n’avais jamais été seul avant de rencontrer don Juan. Il disait : ‘Débarrasse-toi de tes amis. Ils ne te permettront jamais d’agir avec indépendance – ils te connaissent trop bien. Tu ne seras jamais capable de venir de la gauche du terrain avec quelque chose de fragmentée.’
« Don Juan me dit de louer une chambre, la plus sordide possible. Une chambre avec une moquette verte et des rideaux verts qui puent la pisse et la cigarette.
« ‘Reste là, dit-il. Reste seul jusqu’à ce que tu meures.’
« Je lui dis que je ne pouvais pas faire ça. Je ne voulais pas quitter mes amis.
« Il dit : ‘ Très bien, je ne peux plus t’adresser la parole.’ Il me fit un signe d’adieu et un grand sourire.
« Ah Dieu que j’étais soulagé ! Ce vieil homme bizarre – cet Indien – m’avait bazardé. Tout ça s’était ficelé avec tant d’élégance.
« Plus je me rapprochais de Los Angeles, plus j’étais désespéré. Je réalisais que je rentrais chez moi – vers mes amis. Et pour quoi ? Pour avoir des dialogues sans aucune signification avec ceux qui me connaissaient si bien. Pour m’asseoir sur le divan, près du téléphone, à attendre d’être invité à une fête.
« Une répétition sans fin. Je trouvai la chambre verte et appelai don Juan. ‘ Hé, ce n’est pas que je vais le faire – mais dites-moi, quel est critère pour être mort ?’
« ‘Quand tu ne te soucies plus d’être seul ou accompagné. C’est le critère pour être mort.’
« Cela me prit trois mois pour mourir. Je grimpais aux murs, espérant qu’un ami vienne faire un saut. Mais je suis resté. A la fin, j’étais débarrassé de mes assomptions ; tu ne deviens pas fou en restant seul. Tu deviens fou en agissant comme tu le fais, pour sûr. Tu peux compter là-dessus. »
Assembler la conscience
Nous nous dirigeâmes depuis sa voiture vers l’appartement bon marché dans lequel Castaneda était mort.
« Nous pourrions aller dans votre ancienne chambre, dis-je. Et frapper à la porte. Juste comme ça. » Il dit que ça allait trop loin.
Castaneda : « ‘Qu’est-ce que tu désire plus que tout dans la vie ?’ C’est ce que don Juan avait l’habitude de me demander. Ma réponse classique était : ‘ Franchement don Juan, je n’en sais rien.’ C’était ma façon de frimer en tant que ‘ penseur ’ – l’intellectuel. Don Juan disait : ‘ Cette réponse satisferait ta mère, pas moi.’
« Tu vois, je ne pouvais pas penser – j’étais ruiné. Et il était Indien. Un connard, un imbécile ! Mon Dieu, tu ne sais pas ce que ça signifie. J’étais poli, mais je le prenais de haut. Un jour, il me demanda si nous étions égaux. Des larmes jaillirent de mes yeux tandis que je le prenais dans mes bras.
« ‘Bien sûr que nous sommes égaux, don Juan ! Comment pouvez-vous dire une chose pareille ! ’ Une grande embrassade ; j’étais pratiquement sur le point de pleurer.
« ‘Tu le penses vraiment ?’ dit-il.
« ‘Oui, par Dieu !’
« Lorsque je cessai de le tenir dans mes bras, il dit : ‘Non, nous ne sommes pas égaux. Je suis un guerrier impeccable – et tu es un trou du cul. Je peux récapituler ma vie entière en un instant. Tu ne peux même pas penser.’ »
Nous traînâmes un peu et garâmes la voiture sous une rangée d’arbres. Il dit qu’il aurait dû être lacéré depuis longtemps – que sa persévérance dans le monde était due à un genre de magie étrange. Des enfants étaient en train de jouer avec un camion de pompier géant en plastique. Une femme sans-abri, égarée, passa comme une somnambule.
Il ne fit aucun mouvement pour sortir de la voiture. Il commença à parler de ce que signifiait ‘mourir dans cette chambre verte’. Après avoir quitté cet endroit, Castaneda avait finalement été capable d’écouter sans amertume les supposées prémisses du vieil Indien.
Don Juan lui disait que lorsque les sorciers voient l’énergie, la forme humaine se présente comme un œuf lumineux. Derrière l’œuf – approximativement à la distance d’un bras depuis les épaules – se trouve le point d’assemblage, où des filaments incandescents de conscience sont rassemblés. Notre façon de percevoir le monde est déterminée par la position de ce point. Le point d’assemblage de l’humanité est fixé au même endroit sur chaque œuf ; une telle uniformité explique notre vision partagée de la vie de tous les jours.
Les sorciers appellent ce stade de conscience ‘la première attention’. Notre façon de percevoir change avec le déplacement du point d’assemblage, causé par un traumatisme, un choc, l’usage de drogues – ou en dormant, lorsque nous rêvons. ‘L’art de rêver’ c’est déplacer et fixer le point d’assemblage sur une nouvelle position, engendrant la perception de mondes inclusifs et alternés – ‘la seconde attention’.
De plus petits déplacements du point à l’intérieur de l’œuf se produisent toujours sur la bande humaine et explique les hallucinations et le délire – ou le monde rencontré durant les rêves.
De plus larges mouvements du point d’assemblage, plus dramatiques, tirent le ‘corps d’énergie’ en dehors de la bande humaine vers des royaumes non humains. C’est vers là que don Juan et son clan sont partis en 1973, quand ils ont ‘brûlé du dedans’, remplissant l’assertion impensable de sa lignée : le vol évolutionnaire.
Castaneda avait apprit que des civilisations entières – un conglomérat de rêveurs – avaient disparu de la même façon.
Il me raconta l’histoire d’un sorcier de sa lignée qui avait la tuberculose – et qui avait été capable de bouger son point d’assemblage de la position de la mort. Ce sorcier devait rester impeccable ; sa maladie se tenait au-dessus de lui comme une épée de Damoclès. Il ne pouvait pas se permettre d’être dans l’ego – il savait précisément où se lovait sa mort, l’attendant.
Castaneda se tourna vers moi, souriant : « Hé… » Il avait un regard étrangement expressif, et j’étais prêt. Pendant trois semaines j’avais été inondé par ses livres et leur contagieuse présentation de possibilités. Peut-être que c’était le moment où j’avais fait mon pacte avec Mescalito. Ou avions-nous déjà ‘traversé le brouillard’ sans que je le saches ?
« Hé, dit-il à nouveau, les yeux plutôt scintillants. Tu veux un hamburger ? »
Boycotter le spectacle
Abelar : « Que le point d’assemblage de l’homme soit fixé sur une seule position est un crime. »
J’étais assis en compagnie de Taisha Abelar, sur un banc, en face du musée d’art sur Wilshire. Elle ne correspondait pas à l’image que je m’étais fait d’elle. Castaneda disait qu’en accord avec l’entraînement de Abelar, elle adoptait différentes personnalités – l’une d’entre elle était ‘la femme folle d’Oaxaca’, une clocharde salace, barbouillée de boue – à l’époque où elle était une actrice luttant dans ‘le Théâtre d’Action Sorcière’.
« J’étais sur le point d’appeler mon livre ‘Le Grand Passage’, mais j’ai pensé que ça faisait trop oriental. »
Je dis : « Le concept bouddhiste est assez similaire. »
« Il y a beaucoup de parallèles. Notre groupe a voyagé pendant des années mais ce n’est que récemment que nous avons comparé nos notes – car notre départ est imminent. »
« Soixante-quinze pourcent de notre énergie est là, vingt cinq pourcent ici. C’est pourquoi nous devons partir. »
Je demandai : « Est-ce là où Carol Tiggs était ? Cet endroit à soixante quinze pourcent ? »
« Vous voulez dire la zone crépusculaire ? »
Elle attendit un bruit impassible, puis ria.
« Nous ressentions Carol Tiggs dans nos corps quand elle était partie. Elle avait une masse énorme. Elle était comme un phare; une balise. Elle nous donnait de l’espoir – une motivation pour continuer. Parce que nous savions qu’elle était là. A chaque fois que je devenais indulgente, je sentais une petite tape sur l’épaule. Elle était notre magnifique obsession. »
Je demandai : « Pourquoi est-il si difficile pour le singe de faire son voyage ? »
« Nous percevons de façon minimale ; plus nous sommes enchevêtrés dans ce monde, plus il est difficile de dire au revoir. Et nous les avons tous – nous voulons tous la célébrité, nous voulons être aimés, être appréciés. Fichtre, certains d’entre nous ont des enfants. Pourquoi aucun d’entre nous de voudrait partir ? Nous portons une cagoule, une cape...nous avons nos moments heureux qui nous font tenir le reste de notre vie. Je connais quelqu’un qui a été Miss Alabama. Est-ce assez pour la tenir à l’écart de la liberté ? Oui. ‘Miss Alabama’, c’est suffisant pour l’épingler. »
C’était le moment de poser une des Grandes Questions (il y en avait un grand nombre) : Quand ils parlaient de ‘traverser’, cela voulait-il dire avec leurs corps physiques ? Elle répliqua que changer le Moi ne signifiait pas l’ego freudien mais le Moi actuel, concret, oui, le corps physique.
« Quand don Juan et son clan sont partis, dit-elle, ils sont partis avec la totalité de leur être. Ils sont partis avec leurs bottes. »
Elle dit que le rêve était le seul nouveau royaume authentique du discours philosophique – que Merleau-Ponty avait tort quand il disait que l’humanité était condamnée à préjuger le monde selon un a priori.
Elle dit : « Il existe un endroit sans a priori – la seconde attention. Don Juan disait toujours que les philosophes étaient des sorciers ratés. Ils manquent de l’énergie nécessaire pour sauter au-delà de leur idéaux.
« Nous portons tous des sacs en allant vers la liberté : laissons tomber le bagage. Nous devons même laisser tomber le bagage de la sorcellerie. »
Je demandai : « Le bagage de la sorcellerie ? »
« Nous ne faisons pas de sorcellerie ; nous ne faisons rien. Tout ce que nous faisons, c’est bouger le point d’assemblage. A la fin, ‘être un sorcier’ peut te piéger aussi sûrement que Miss Alabama. »
Une femme usée, édentée, se dirigea vers nous avec des cartes postales à vendre – La Folle du Kilomètre Miraculeux. J’en pris une et lui donnai un dollar. Je la montrai à Abelar ; c’était une image de Jésus, riant.
« Un moment rare », dit-elle.
Les invités arrivent
Que reste t-il à explorer dans ce monde ?
Tout est épuisé et fait a priori. Nous nous esquintons pour devenir séniles ; la sénilité nous attend comme la magina, le mal de la rivière. Quand j’étais un petit garçon, j’ai entendu parlé de ça. Une maladie des souvenirs et de la remémoration. Elle attaque les personnes qui vivent sur les berges des rivières. Vous devenez possédé par une nostalgie qui vous pousse à bouger sans cesse – à errer sans but, indéfiniment. Les méandres de la rivière ; les gens ont l’habitude de dire : « La rivière est vivante. » Lorsque son cours s’inverse, elle ne se souvient jamais qu’elle a un jour coulé d’est en ouest. La rivière s’oublie elle-même.
Il y avait une femme à qui je rendais visite dans une maison de convalescence. Elle y est restée quinze ans. Pendant quinze ans, elle a préparé quotidiennement une fête à l’Hôtel del Coronado. C’était sa désillusion ; elle se préparait tous les jours mais les invités ne venaient jamais. Elle est finalement morte. Qui sait – peut-être que c’était le jour où ils sont finalement arrivés.
L’index de l’intention
« Comment est-ce que je pourrais vous décrire ? », demandai-je à Castaneda.
C’était le crépuscule dans le parc Roxbury. Le cognement distant et pondéré d’une balle de tennis mitraillait un écran arrière solide.
Sa voix devint absurdement onctueuse. Il était Fernando Rey, le bourgeois narcissique – avec juste un soupçon de Laurence Harvez. Il dit : « Tu pourrais dire que je ressemble à Lee Marvin.
« Une fois j’ai lu un article dans l’Esquire à propos du tremblement de terre en Californie. La première phrase était : ‘Lee Marvin a peur.’ A chaque fois que quelque chose ne va pas, tu peux m’entendre dire : Lee Marvin a peur. »
Nous nous sommes mis d’accord pour que je décrive Castaneda comme un homme en fauteuil roulant, avec un très beau torse et de très beaux bras ‘coupés’. J’aurais pu dire qu’il portait une fragrance de chez Bijan et de longs cheveux encadrant délicatement un visage semblable à celui du jeune Foucault.
Il commença à rire : « Une fois, j’ai rencontré cette femme qui donnait des séminaires sur Castaneda. Quand elle se sentait déprimée, elle avait un truc – une façon de sortir de cet état. Elle se disait : ‘Carlos Castaneda ressemble à un serveur mexicain’.
« C’est tout ce qui pouvait la tirer de cet état. Carlos Castaneda ressemble à un serveur mexicain ! – instantanément rafraîchie. Fascinant ! Comme c’est triste. Mais pour elle, c’était aussi bon que du prozac ! »
J’avais à nouveau feuilleté ses livres et voulais le questionner à propos de ‘l’intention’. C’était un des concepts les plus abstraits, les plus prévalents de son monde. Ils parlaient d’intentionner la liberté, d’intentionner le corps d’énergie – ils parlaient même d’intentionner l’intention.
« Je ne comprends pas l’intention », dis-je.
« Tu ne comprends rien du tout », répliqua Castaneda.
J’étais déconcerté. Il continua : « Aucun d’entre nous ne le comprend ! Nous ne comprenons pas le monde, nous ne faisons que le manier – mais nous le manions avec beauté.
« Alors quand tu dis ‘Je ne comprends pas’, c’est juste un slogan. Tu n’as jamais compris quoi que ce soit pour commencer à t’en servir. »
Je me sentais d’humeur à argumenter. Même la sorcellerie avait une ‘définition fonctionnelle’. Pourquoi ne pouvait-il pas en donner une pour l’intention ?
« Je ne peux pas te dire ce qu’est l’intention. Je ne le sais pas moi-même. Ce serait juste faire une nouvelle catégorie indexicale. Nous sommes des taxonomistes – comme nous aimons garder des index ! Une fois, don Juan m’a demandé : ‘C’est quoi une université ?’ Je lui ai dit que c’était une école pour enseignement supérieur. Il a dit : ‘Mais qu’est-ce qu’une école pour enseignement supérieur ?’ Je lui ai dit que c’était un endroit où les gens se rencontraient pour apprendre. Il m’a dit : ‘Un parc ? Un champ ?’ Il m’a eu.
« J’ai réalisé que l’université avait une signification différente pour celui qui paye des taxes, pour l’enseignant, pour l’étudiant. Nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’université ! C’est une catégorie indexicale, comme la montagne ou l’honneur. Nous n’avons pas besoin de savoir ce qu’est l’honneur pour faire avec. Alors fais avec l’intention. Fais de l’intention un index.
« L’intention est simplement la conscience d’une possibilité – de l’occasion d’avoir une occasion. C’est une des forces pérennes de l’univers que nous n’appelons jamais – en s’accrochant à l’intention du monde des sorciers, tu te donnes l’occasion d’avoir une occasion. Tu ne t’accroches pas au monde de ton père, le monde d’être enterré à six pieds sous terre. Aies l’intention de bouger ton point d’assemblage.
« Comment ? En en ayant l’intention ! De la pure sorcellerie. »
Je répliquai : « Y aller, sans comprendre. »
Il dit : « Certainement ! L’intention est juste un index – plus fallacieux, mais hautement utilisable. Tout comme ‘Lee Marvin a peur’. »
Le syndrome du pauvre bébé
Castaneda : « Je rencontre tout le temps des gens qui meurent d’envie de me raconter leurs histoires d’abus sexuels. Un gars m’a dit que lorsqu’il avait dix ans, son père lui avait attrapé la bite et lui avait dit : ‘ C’est pour baiser !’ Cela l’a traumatisé pendant dix ans ! Il a dépensé des centaines de dollar en psychanalyse. Sommes-nous si vulnérables ? Connerie. Nous sommes là depuis cinq millions d’années ! Mais cela le définissait : Il était victime d’un abus sexuel. De la merde.
« Nous sommes tous des pauvres bébés.
« Don Juan m’a forcé à examiner comment je me racontais aux autres quand je voulais me sentir désolé pour moi-même. C’était mon ‘unique truc’. Nous avons tous un truc que nous apprenons très tôt, et que nous répétons jusqu’à notre mort. Si nous sommes très imaginatifs, nous en avons deux. Allume la télévision et écoute ce qui se dit dans les émissions : des pauvres bébés jusqu’à la fin.
« Nous aimons le Christ saignant, cloué à la croix. C’est notre symbole. Personne ne s’intéresse au Christ qui a été ressuscité et qui a fait son ascension vers le paradis. Nous voulons être des martyrs, des perdants ; nous ne voulons pas gagner. Des pauvres bébés, priant le pauvre bébé. Quand l’homme est tombé à genoux, il est devenu le trou du cul qu’il est aujourd’hui. »
Les confessions d’un drogué de la conscience
Castaneda a longtemps évité les drogues psychotropes, bien qu’elles aient été une énorme part de son initiation au monde du nagual. Je lui demandai ce qu’il en était. Il dit : « Etant un mâle, j’étais très rigide – mon point d’assemblage était fixe. Don Juan n’avait pas de temps, alors il a employé des mesures désespérées. »
« C’est pour ça qu’il vous a donné des drogues ? Demandai-je. Pour déloger votre point d’assemblage ? »
Il opina, disant : « Mais avec les drogues, il n’y a pas de contrôle ; il se déplace au hasard. »
Je demandai : « Est-ce que ça veut dire qu’à un moment, vous avez été capable de bouger votre point d’assemblage et rêver sans l’usage de drogues ? »
« Certainement ! Répliqua t-il. C’était la façon de faire de don Juan. Vois-tu, Juan Matus n’en avait rien à foutre de ‘Carlos Castaneda’. Il s’intéressait à cet autre être, le corps d’énergie – ce que les sorciers appellent le double. C’était ça qu’il voulait réveiller.
« Tu utilises ton double pour rêver, pour naviguer dans la seconde attention. C’est ce qui t’amène à la liberté. ‘Je fais confiance au double pour accomplir son devoir’, disait don Juan. ‘Je ferai tout pour ça – pour l’aider à se réveiller.’ J’en frissonnais.
« Ces personnes le faisaient pour de vrai. Ils ne sont pas morts en pleurant leurs mères – en pleurant pour une chatte. »
Sur le chemin du retour, je formulai une question.
« Comment c’était, je veux dire, la première fois que vous avez bougé votre point d’assemblage sans drogues ? »
Il s’arrêta un moment, puis bougea sa tête d’un côté et de l’autre. « Lee Marvin a eu très peur ! » Il ria. « Une fois que tu commences à briser les barrières du normal, de la perception historique, tu penses que tu es fou. Là tu as besoin du nagual, juste pour rire. Tes peurs s’éloignent tandis qu’il rie. »
Le serpent à plumes
Castaneda : « Je les ai vu partir – don Juan et son groupe, un troupeau entier de sorciers. Ils sont allés dans un endroit libre d’humanité et de la compulsive adoration pour l’homme. Ils ont brûlé de l’intérieur. Ils ont créé un mouvement en partant, ils appellent cela le serpent à plumes. Ils sont devenus énergie ; même leurs chaussures. Ils ont fait un dernier tour, un dernier passage, pour voir ce monde exquis pour la dernière fois. Ooh-woo-woo ! J’ai des frissons – je tremble. Un dernier tour...seulement pour mes yeux.
« J’aurais pu partir avec eux. Quand don Juan est parti, il a dit : ‘Cela me demande toutes mes tripes de partir. J’ai besoin de tout mon courage, de tout mon espoir – sans attentes. Pour rester en arrière, tu auras besoin de tout ton espoir et de tout ton courage.’
« J’ai fait un magnifique saut dans l’abîme et me suis réveillé dans mon bureau, près de Tiny Nailor.
« J’ai interrompu le flux de ma continuité psychologique : Ce qui s’est réveillé dans ce bureau ne pouvait pas être le ‘moi’ que je connaissais linéairement. C’est pourquoi je suis le nagual.
Le nagual est une non entité – pas une personne. A la place de l’ego se trouve autre chose, quelque chose de très ancien. Quelque chose qui observe, détaché – quelque chose d’infiniment moins engagé avec le Moi. Un homme avec un ego est conduit par ses désirs psychologiques.
Le nagual n’en a aucun. Il reçoit des ordres d’une source ineffable qui ne peut être remise en question. C’est la compréhension finale : Le nagual, à la fin, devient un conte, une histoire. Il ne peut pas se sentir offensé, jaloux, possessif – il ne peut rien être. Mais il peut raconter des histoires de jalousie et de passion.
La seule chose que craint le nagual est la tristesse ontologique. [ontologique : qui se rapporte à la science de l’être en général]
Pas la nostalgie pour les bons moments – ça c’est de l’égomanie. La tristesse ontologique est quelque chose de différent. Il existe une force pérenne dans l’univers, comme la gravité, et le nagual la ressent. Ce n’est pas un état psychologique. C’est une confluence de forces qui s’unissent pour tabasser ce pauvre microbe qui a vaincu son ego. On ressent cela quand il n’y a plus aucun attachement. Tu le vois venir, puis tu sens que c’est sur toi.
La solitude du répliquant
Castaneda adorait les films, il y a 10 000 ans - à l’époque où il y avait des séances nocturnes au Vista à Hollywood – quand il apprenait le critère pour être mort. Il n’y va plus, mais les sorcières y vont encore. C’est une diversion à leurs activités étranges et épiques – une sorte de safe-sexe de rêve. Mais pas vraiment.
Il me dit : « Tu sais, il y a une scène dans Blade Runner qui nous a vraiment touché. L’écrivain ne sait pas ce qu’il dit mais il a touché quelque chose. Le répliquant parle à la fin : ‘ Mes yeux ont vu des choses inconcevables.’ Il parle des constellations – ‘J’ai vu une attaque de vaisseaux sur Orion’- des non sens, des insanités. C’était le seul défaut pour nous, parce que l’écrivain n’a rien vu du tout. Mais ensuite le dialogue devient magnifique. Il pleut, et le répliquant dit : ‘ Et si tous ces moments se perdaient dans le temps...comme des larmes dans la pluie ?’
« C’est une question très sérieuse pour nous. Ces moments peuvent n’être que des larmes dans la pluie – oui. Mais vous faites de votre mieux monsieur. Vous faites de votre mieux et si votre mieux n’est pas suffisant, alors merde. Si votre mieux n’est pas suffisant, que Dieu lui-même aille se faire mettre. »
Une annotation pour les féministes
Avant que je ne le rencontre une dernière fois, j’avais pris rendez-vous avec la mystérieuse Carol Tiggs pour le petit déjeuner. Vingt ans auparavant, elle avait ‘sauté’ avec le clan de don Juan Matus dans l’inconnu.
De manière inimaginable, elle était revenue, provoquant d’une certaine façon un véritable spectacle de rue de sorciers. Je me sentais de plus en plus anxieux à propos de notre rendez-vous imminent. La Grande Question apparaissait à chaque instant – « Mais où étiez-vous durant ces dix années ? », de manière fugace. Je sentais que j’étais sur la piste ; Carol Tiggs faisait signe de la main depuis le wagon de queue.
Dans un univers de dualité, Tiggs et Castaneda sont des contreparties énergétiques. Ils ne sont pas ensemble dans le monde comme mari et femme. Ils ont une énergie double ; pour un voyant, leurs corps d’énergie apparaissent comme deux œufs lumineux au lieu d’un seul. Cela ne les rend pas meilleurs que Donner-Grau ou Abelar ou quiconque – au contraire. Cela leur donne la prédilection, comme l’a dit une fois Juan Matus, d’être « doublement des trous du cul. »
Jusqu’à aujourd’hui, Castaneda n’a écrit que sur le monde de don Juan, jamais sur le sien. Mais « L’Art de Rêver » est parcouru par la présence sombre et étrange de Carol Tiggs – et il y règne des récits à faire dresser les cheveux sur la tête, sur ses excursions dans la seconde attention, notamment le sauvetage précipité d’un « être sensible d’une autre dimension », qui prend la forme d’une petite fille angulaire, au regard dur comme l’acier, appelé l’éclaireur bleu.
J’étais sur le point de partir quand le téléphone sonna. J’étais sûr que c’était Tiggs qui appelait pour annuler. C’était Donner-Grau.
Je lui racontai un rêve que j’avais fait le matin. J’étais avec Castaneda dans un magasin de souvenirs appelé La Piste du Coyote. Elle s’en foutait ! Elle dit que les rêves normaux étaient juste des « masturbations sans intérêt. » Cruelle sorcière sans cœur.
Elle dit : « Je voulais ajouter quelque chose. Les gens me disent : ‘ Vous rabaissez le féminisme – le leader de ce groupe était don Juan Matus et maintenant le nouveau nagual est Carlos Castaneda – pourquoi c’est toujours un mâle ?’
« Hé bien, la raison pour laquelle ces hommes sont les leaders est une question d’énergie – pas parce qu’ils en savent plus ou qu’ils sont meilleurs.
« Tu vois, l’univers entier est femelle ; le mâle est bichonné parce qu’il est unique. Carlos ne nous guide pas dans ce que nous faisons dans le monde, mais dans le rêve.
« Don Juan utilisait cette horrible phrase. Il disait que les femmes sont des chattes cinglées – ce n’était pas péjoratif. C’est précisément parce que nous sommes cinglées que nous avons une facilité pour rêver. Les mâles sont rigides de partout. Mais les femmes n’ont pas de sobriété, pas de structure, pas de contexte ; dans la sorcellerie, c’est ce que le mâle fournit. Les féministes deviennent enragées quand je dis que les femelles sont implicitement complaisantes, mais c’est vrai ! C’est parce que nous recevons la connaissance directement. Nous n’avons pas besoin d’en parler sans arrêt – c’est le processus du mâle.
« Sais-tu ce qu’est le nagual ? Le mythe du nagual ? C’est qu’il y a des possibilités illimitées pour chacun d’entre nous, pour être autre chose que ce pour quoi nous avons été élevés. Tu n’es pas obligé de suivre le chemin de tes parents. Que j’y parvienne ou pas est immatériel. »
Pour tes yeux seulement
Juste après avoir raccroché, le téléphone sonna à nouveau. Carol Tiggs appelait pour annuler. J’espérais ressentir un soulagement mais je me sentis abattu.
J’avais parlé à des gens qui avait assisté à sa conférence à Maui et en Arizona. Ils disaient qu’elle était fantastique ; qu’elle tenait la salle en haleine ; qu’elle faisait une super imitation d’Elvis. « Je suis désolée que nous ne puissions pas nous rencontrer », dit-elle. Au moins elle semblait sincère. « J’attendais cela avec impatience. »
Je répondis : « Ce n’est pas grave. Je vous verrai à l’une de vos conférences. »
« Oh, je ne pense pas refaire ça avant un moment. » Il y eut une pause.
Elle dit : « J’ai quelque chose pour toi. »
« Est-ce que c’est la lumière qui sort de vos seins ? »
Elle hésita un moment puis éclata en cascades de rire.
Elle dit : « Quelque chose de beaucoup plus dramatique. »
Je ressentis un tiraillement au fond de l’estomac.
Elle continua en disant : « Tu sais, on dit toujours que les gens ont cette scission entre le corps et l’esprit – ce déséquilibre, ce problème corps-esprit. Mais la vraie dichotomie se situe entre le corps physique et le corps d’énergie. Nous mourons sans avoir jamais réveillé ce double magique, et à cause de cela, il nous hait.
« Il nous hait tellement qu’il finit par nous tuer. C’est tout le secret de la sorcellerie : accéder au double pour accomplir le vol abstrait. Les sorciers sautent dans le vide de la perception pure avec leur corps d’énergie. »
Une autre pause. Je me demandais si c’était tout ce qu’elle allait dire. J’étais sur le point de parler mais quelque chose maintint mes mots sous contrôle.
« Il y a une chanson que don Juan trouvait magnifique – il disait que le parolier l’avait écrite avec beaucoup de justesse. Don Juan substitua un mot pour la rendre parfaite. Il plaça ‘liberté’ là où le compositeur avait écrit ‘amour. »
Puis la récitation fantomatique commença :
Tu ne vis que deux fois
A ce qu'il semble.
Une fois pour toi
Et une fois pour tes rêves.
Tu t'égares au fil des ans
Et la vie semble apprivoisée.
Jusqu'à ce qu'un rêve apparaisse
Et son nom est Liberté.
Et Liberté est un étranger
Qui t'attire
Ne penses pas au danger
Ou l'étranger s'en ira.
Ce rêve est pour toi
Alors payes-en le prix.
Fais que ce rêve devienne réalité...
(De « Tu ne vis que deux fois » par John Barry et Leslie Bricusse)
Elle garda le silence un moment.
Puis elle dit : « Fais de beaux rêves », parodiant le caquet d’une sorcière, et raccrocha.
Le chatouillement du nagual
A mesure que les jours refroidissaient, il était facile de ressentir du regret – à propos de tout, même du prozac. Et si Castaneda n’inventait rien ? Si c’est vrai, alors tu es vraiment dans le pétrin.
Nous nous sommes vus pour la dernière fois un jour froid, à la plage, près du ponton. Il dit qu’il ne pouvait pas rester très longtemps. Il était désolé que je n’aie pas pu rencontrer Carol Tiggs. Une autre fois. Je sentais un peu plus le pauvre bébé – Damned, je veux juste être aimé. J’étais aussi effrayé que Lee Marvin ; j’étais Rutger Hauer avec une écuelle en étain ; Un Jésus du Kilomètre Miraculeux braillant. Et Jésus regardait tous les gens et disait : J’en ai tellement marre.
Je dis : « Racontez moi la dernière fois où vous avez ressenti de la nostalgie. »
Il répondit sans hésitation.
« Quand j’ai dû dire au revoir à mon grand-père. Il était mort depuis longtemps à cette époque. Don Juan me dit qu’il était temps de dire au revoir : je me préparais à un long voyage, sans retour. ‘ Tu dois dire au revoir’, m’a-t-il dit, ‘parce que tu ne va jamais revenir.’ J’ai conjuré mon grand-père en face de moi – je l’ai vu, parfaitement en détails. Une vision totale de lui. Ses yeux dansaient. Don Juan me dit : ‘Dis au revoir, à jamais.’ Oh l’angoisse ! C’était le moment de laisser tomber la bannière, et je l’ai fait. Mon grand-père est devenu une histoire. Je l’ai raconté des centaines de fois. »
Nous marchâmes jusqu’à sa voiture.
Il dit : « Je sens un chatouillement dans mon plexus solaire. Cela veut dire qu’il sera bientôt temps de partir. » Il frissonna avec délice. « Que c’est exquis ! »
Tandis qu’il mettait le contact, il me dit à travers la fenêtre : « Au revoir, illustre gentleman ! »
La diminution des lumières
J’avais entendu dire qu’une conférence allait avoir lieu à San Francisco. J’étais en train de finir d’écrire sur eux mais je décidai d’y aller. Pour visser un bouchon, pour ainsi dire.
L’auditorium était dans un parc industriel de la Silicon Valley. Son avion était en retard ; lorsqu’il entra, le hall était rempli. Il parla avec éloquence durant trois heures sans faire de pause. Il répondit aux questions avec provocation, sollicitation, et évitement. Personne ne bougea.
A la fin, il parla de tuer l’ego. « Don Juan avait une métaphore : ‘Les lumières diminuent, les musiciens rangent leurs instruments. Il n’y a plus de temps pour danser : il est temps de mourir.’ Juan Matus disait qu’il y avait un temps infini, et pas de temps du tout – cette contradiction, c’est la sorcellerie. Vivez ! Vivez pleinement. »
Un jeune homme de l’audience se leva.
« Mais comment pouvons-nous faire cela sans l’aide de quelqu’un comme don Juan, Comment pouvons-nous faire ça sans se joindre à vous ? »
« Personne ne se joint à nous. Il n’y a pas de gourous. Nous n’avons pas besoin de don Juan », dit-il avec emphase. « J’avais besoin de lui – afin que je puisses vous l’expliquer. Si vous voulez la liberté, vous avez besoin de décision. Nous avons besoin d’une masse dans le monde ; nous ne voulons pas être des masturbateurs.
« Si vous récapitulez, vous rassemblerez de l’énergie – nous vous trouverons.
Mais vous avez besoin de beaucoup d’énergie. Et pour cela, vous avez besoin de travailler très dur. Alors, suspendez votre jugement et saisissez l’option. Faites-le.
« Don Juan disait : ‘L’un d’entre nous est un trou du cul. Et ce n’est pas moi.’ » Il fit une pause. « C’est ce que je suis venu vous dire aujourd’hui. » Tout le monde explosa de rire et se leva en applaudissant tandis que Castaneda quittait la salle par la porte de derrière.
Je voulais le poursuivre, lui crier : « S’il vous plaît, aimez-moi ! » Cela aurait fait une bonne blague. Mais j’avais oublié mon écuelle en étain.
Je marchais sur le trottoir, sur les bords d’une flaque dans l’obscurité. Une brise légère dispersa les fragiles feuilles sur ses bords. Une de nos conversations me revint – il avait parlé d’amour. J’entendis sa voix et m’imaginais dans le wagon de queue, me tournant doucement pour faire face aux mots qui avançaient…
Il avait dit : « Je suis tombé amoureux quand j’avais neuf ans. J’ai vraiment trouvé mon autre Moi. Vraiment. Mais ce n’était pas mon destin. Don Juan me dit que j’aurais dû être statique, immobile. Mon destin était dynamique. Un jour, l’amour de ma vie – cette fille de neuf ans ! – déménagea. Ma grand-mère me dit : ‘Ne sois pas lâche, retrouve-la !’
« J’aimais ma grand-mère mais je ne lui ai jamais dit, parce qu’elle m’embarrassait – je pensais qu’elle avait un défaut de prononciation. Elle m’appelait ‘afor’ au lieu de ‘amor’. C’était juste un accent étranger, mais j’étais très jeune, je ne savais pas.
« Ma grand-mère fourra un tas de pièces dans ma main. ‘ Vas la retrouver ! Nous la cacherons et je l’élèverai !’ Je pris l’argent et m’apprêtai à partir. Un instant après, l’amant de ma grand-mère murmura quelque chose à son oreille. Elle se tourna vers moi, avec un regard vide. ‘Afor, dit-elle, afor, mon précieux chéri…’ Et elle reprit l’argent. ‘Je suis désolée mais nous manquons de temps.’ Et j’oubliai toute l’histoire – c’est grâce à don Juan que je l’ai retrouvée, des années plus tard.
« Cela me hante. Quand je sens le chatouillement – et l’horloge qui dit qu’il est minuit moins le quart – j’ai des frissons ! Je tremble, jusqu’à ce jour !
« ‘Afor…mon chéri. Nous manquons de temps.’ »
Avec sa vision d’une réalité séparée, Carlos Castaneda stupéfia une génération entière. Dans une de ses rares interviews, le légendaire sorcier parle à Bruce Wagner de don Juan, de la liberté, du rêve, et de la mort – et des choses marrantes qui arrivent sur le chemin de l’éternité.
Tu ne vis que deux fois
Carlos Castaneda ne vit plus ici. Après des années d’une discipline rigoureuse – des années de guerre – il s’est échappé du théâtre miteux de la vie de tous les jours. C’est un homme vide, un conduit, un conteur de fables et d’histoires ; pas vraiment un homme, mais un être qui n’est plus attaché au monde que nous connaissons. Il est le dernier nagual, le bouchon fermant une vieille lignée centenaire de sorciers, dont le triomphe fut de briser l’accord de la réalité ordinaire. Avec la sortie de son neuvième livre, « L’Art de Rêver », il a refait surface pour un moment, et à sa manière.
Le sens commun tue
Castaneda : « Mon nom est Carlos Castaneda. J’aimerais faire quelque chose aujourd’hui. J’aimerais suspendre le jugement. S’il vous plaît, ne venez pas ici armé de votre sens commun. Les gens découvrent que je vais parler – et ils viennent pour me ‘dis’ * (*particule qui indique la division, ou donne au mot avec lequel elle est composée un sens opposé à celui qu’il a étant seul). Pour me blesser. ‘J’ai lu vos livres et ils sont enfantins’, ou ‘ Tous vos derniers livres sont ennuyeux’.
« Ne venez pas de cette façon, c’est inutile. Aujourd’hui je veux vous demander, juste pour une heure, de vous ouvrir à l’option que je vais présenter. N’écoutez pas comme des étudiants d’honneur. J’ai déjà parlé à des étudiants d’honneur avant; ils sont mortels et arrogants. Le sens commun et les idéaux, c’est ce qui nous tue. On s’y accroche avec les ongles – c’est le singe.
« C’est comme ça que don Juan nous appelait : des singes déments. Je n’ai pas été disponible pendant trente ans. Je ne sors pas pour aller parler aux gens. Je suis là pour un instant. Un mois, peut-être deux...et puis je disparaîtrai. Nous ne sommes pas insulaires, plus maintenant. Nous ne pouvons pas être ainsi. Nous avons une dette à payer à ceux qui prirent la peine de nous montrer certaines choses. Nous avons hérités de cette connaissance ; don Juan nous a dit de ne pas nous excuser. Nous voulons vous faire voir qu’il y a des options mystérieuses, pragmatiques, qui sont hors de votre portée. Je ressens une excentrique délectation à observer un tel élan de pur ésotérisme. Ce n’est que pour mes yeux. Je ne suis pas dans le besoin ; je n’ai besoin de rien. J’ai besoin de vous comme d’un trou dans la tête. Mais je suis un voyageur. Je navigue, là dehors. J’aimerais que d’autres aient cette possibilité. »
Cette échappatoire
Le navigateur a parlé devant des groupes à San Francisco et Los Angeles, et ses cohortes – Florinda Donner-Grau, Taisha Abelar, et Carol Tiggs – ont fait des conférences : « Le Rêve Toltèque – l’héritage de don Juan », en Arizona, à Maui, et à Esalen. Au cours des deux dernières années, les livres de Donner-Grau et Abelar, dans lesquels elles parlent de Castaneda et de leur apprentissage avec don Juan, ont été publié. Respectivement : « Les Portes du Rêve » et « Le Passage des Sorciers ».
Les comptes-rendus de ces deux femmes sont un filon nourricier phénoménologique, les authentiques chroniques de leur initiation et de leur entraînement. Ils sont aussi une occasion, pour ceux qui n’ont jamais lu Castaneda, d’avoir accès à ce genre de renfort instructif et direct de son expérience. Castaneda dit : « Les femmes s’occupent de tout. C’est leur jeu. Je suis simplement le chauffeur philippin. »
Donner-Grau décrit le consensus collectif de ses travaux comme l’intersubjectivité entre sorciers ; chacun d’entre eux est comme une carte routière hautement individualiste de la même ville.
Ils sont des tentations énergétiques, un appel perceptuel à la liberté, rassemblés en une seule prémisse effarante. Nous devons prendre la responsabilité pour le fait non négociable que nous sommes des êtres qui vont mourir. On est frappé par l’exactitude de leur exemple, et pour cause. Les joueurs, tous doctorants du département d’anthropologie d’UCLA, sont des personnes prodigieusement méthodiques dont les disciplines académiques conviennent curieusement pour décrire le monde magique qu’ils présentent – une configuration d’énergie appelée la seconde attention. Pas un endroit pour le timide adepte du New-Age.
La partie offensante
Castaneda : « Je ne mène pas une double vie. Je vis cette vie : Il n’y a pas d’intervalle entre ce que je dis et ce que je fais. Je ne suis pas là pour ôter vos chaînes, ou pour être divertissant.
« Ce dont je vais parler aujourd’hui ne sont pas mes opinions – ce sont celles de don Juan Matus, l’Indien mexicain qui m’a montré cet autre monde. Alors ne soyez pas offensé ! Juan Matus m’a présenté un système de travail remontant à vingt sept générations de sorciers. Sans lui, je serais un vieil homme, un livre sous le bras, marchant avec des étudiants dans la cour. Voyez, nous vivons toujours avec une soupape de sécurité ; c’est pourquoi nous ne sautons pas. ‘Si tout le reste ne marche pas, je pourrais toujours enseigner l’anthropologie.’ Nous sommes déjà des perdants vivant des scenarii de perdants. ‘Je suis le professeur Castaneda…et voici mon livre, L’Herbe du Diable et la Petite Fumée. Savez-vous qu’il est sorti en livre de poche ?’
« Je serais l’homme au livre unique – le géni épuisé. ‘Savez-vous qu’il en est à sa vingtième édition ? Il vient d’être traduit en Russe.’
« Ou peut-être serais-je en train de garer votre voiture, en disant des platitudes : ‘Il fait trop chaud…ça va, mais il fait trop chaud. Il fait trop froid…ça va, mais il fait trop froid. Je devrais aller dans les tropiques’… »
Le théâtre d’action sorcière
En 1960, Castaneda était un étudiant licencié d’anthropologie à UCLA. En effectuant une recherche sur les propriétés médicinales des plantes en Arizona, il rencontra un Indien yaqui, don Juan Matus, qui accepta de l’aider. Le jeune chercheur offrit cinq dollars de l’heure pour les services de son guide pittoresque.
Le guide refusa.
A l’insu de Castaneda, le vieux paysan en sandales était un sorcier sans égal ; un nagual qui l’enrôla astucieusement comme acteur dans le Mythe de l’énergie. Abelar l’appelle le Théâtre d’Action Sorcière.
En paiement de ses services, don Juan demanda quelque chose de différent : La totale attention de Castaneda.
L’étonnant livre qui naquit de cette rencontre – « L’Herbe du Diable et la Petite Fumée » – devint immédiatement un classique, balayant avec élégance les gonds des portes de la perception, et électrifiant toute une génération. Depuis, il a continué de peler l’oignon, ajoutant des récits de ses expériences, des élucidations magistrales des réalités non ordinaires qui effacent le moi. Un titre général pour ce travail pourrait être « La disparition de Carlos Castaneda ».
« Nous avons besoin, dit-il, de trouver un mot différent pour la sorcellerie. C’est trop sombre. Nous l’associons à des absurdités médiévales : le rituel, le mal.
« J’aime le mot guerre ou navigation. C’est ce que font les sorciers – ils naviguent. »
Il a écrit qu’une définition qui marche bien pour la sorcellerie est : Percevoir l’énergie directement. Les sorciers disent que l’essence de l’univers ressemble à une matrice d’énergie qui tire à travers celui-ci d’incandescents filaments de conscience – la conscience véritable. Ces filaments forment des tresses, contenant des mondes complets, chacun aussi réel que le notre, qui est seulement un parmi une infinité. Les sorciers appellent le monde que nous connaissons la bande humaine, ou la première attention. Ils virent aussi l’essence de la forme humaine. Ce n’était pas juste un amalgame en forme de singe, d’os et de peau, mais une boule de luminosité en forme d’œuf, capable de voyager le long de ces filaments incandescents vers d’autres mondes.
Alors qu’est-ce qui nous retient ?
L’idée des sorciers est que nous sommes ensevelis par notre éducation sociale ; trompés par le fait de percevoir le monde comme un endroit fait d’objets et de finalités rigides. Nous marchons vers nos tombes en refusant d’admettre que nous sommes des êtres magiques ; notre programme est de servir l’ego plutôt que l’esprit. Avant que nous le sachions, la lutte est déjà terminée – nous mourrons limité et crasseux, pour l’ego.
Don Juan Matus fit une proposition intrigante : Qu’arriverait-il si Castaneda redéployait ses troupes ? - S’il libérait l’énergie routinière engagée agressivement dans les actes de séduction et d’accouplement ? – s’il restreignait l’importance personnelle et qu’il se retirait de la défense, du maintient, et de la présentation du Moi - s’il cessait de s’inquiéter d’être aimé, compris, ou admiré ? Gagnerait-il suffisamment d’énergie pour voir la fissure entre les mondes ?
Et s’il le faisait, passerait-il au travers ? Le vieil Indien l’avait accroché à l’intention du monde des sorciers.
Mais que fait maintenant Castaneda de ses journées ?
Il parle aux singes déments – pour l’instant en tout cas – dans des résidences privées, des studios de danse, des librairies. Ils font des pèlerinages depuis le monde entier – les icônes de la « Nouvelle Conscience » : le passé, le présent, et le futur ; des groupies de l’énergie, des psys et des chamans, des avocats, des fans du Grateful Dead, des percussionnistes, des déboulonnés et des rêveurs lucides, des étudiants, des mondains et des séducteurs, des channeleurs, des méditants et des magnats, et même des petits amis et des amoureux depuis 10 000 ans. Des preneurs de notes furieux viennent, des naguals juniors en cours de fabrication.
Certains écriront des livres sur lui; les plus paresseux, quelques chapitres. D’autres donneront des séminaires – c’est-à-dire, toutes taxes comprises.
« Ils viennent, dit-il, pour écouter pendant quelques heures, et le week-end d’après ils font des conférences sur Castaneda. C’est le comportement du macaque. »
Il se tient devant eux des heures durant, aguichant et exhortant leurs corps d’énergie, et cela produit un effet à la fois chaud et froid, comme de la glace aride.
Avec une divine finesse, il arrache des contes sauvages de liberté et de pouvoir, comme on tire des foulards du chapeau – émouvant, élégant, obscène, hilarant, à figer le sang, et d’une précision chirurgicale. « Demandez-moi n’importe quoi ! Revendique t-il. Qu’aimeriez-vous savoir ? »
Pourquoi Castaneda et consorts se rendent-ils disponibles ? Pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qu’ils ont à y gagner ?
L’énorme porte
Castaneda : « Il y a quelqu’un qui va dans l’inconnu et attend qu’on la rejoigne. Elle s’appelle Carol Tiggs – ma contrepartie. Elle était avec nous, puis elle a disparut. Sa disparition a duré dix ans. Là où elle est allée est inconcevable. Cela n’a rien à voir avec la rationalité. Alors s’il vous plaît, suspendez votre jugement ! Nous allons porter un autocollant : LE SENS COMMUN TUE.
« Carol Tiggs est partie. Elle ne vivait pas dans les montagnes au Nouveau Mexique, je vous assure. Un jour, je donnai une conférence à la librairie Phoenix et elle s’est matérialisée. Mon cœur a bondit sous ma chemise, pom pom pom. J’ai continué à parler. J’ai parlé pendant deux heures sans savoir ce que je disais. Je l’ai emmené dehors et lui ai demandé où elle était partie pendant ces dix années ! Elle est devenue méfiante et s’est mise à transpirer. Elle n’avait que de vagues souvenirs. Elle plaisantait.
« La réapparition de Carol Tiggs a ouvert une énorme porte – énergétiquement – à travers laquelle nous allons et venons. Il y a une immense entrée d’où je peux vous accrocher à l’intention de la sorcellerie. Son retour nous a donné un nouvel anneau de pouvoir ; elle a ramené avec elle une formidable masse d’énergie qui nous a permit de nous présenter au public.
« C’est pourquoi nous sommes disponibles à présent. Quelqu’un fut présenté à Carol Tiggs durant une conférence. Il lui dit : ‘Mais vous avez l’air tellement normale !’
« Carol Tiggs a répondu : ‘A quoi est-ce que vous vous attendiez ? Que de la lumière sorte de mes nichons ?’ »
Les putes de la perception
Qui est Castaneda et a t-il une vie ?
On est déjà en 1994 : Pourquoi n’arrête t-il pas tout ça ? Qu’il nous dise son âge et qu’il laisse Avedon prendre une photo de lui. Personne ne lui a dit que la confidentialité c’était terminé ? Que de révéler les détails n’allait rien atténuer ?
En échange de notre totale attention, il est allé en Orient pour nous. Il y a des choses qu’on aimerait connaître – le côté mondain, les choses personnelles.
Comme où est-ce qu’il vit ? Qu’est-ce qu’il pense des duos de Sinatra ? Qu’a-t-il fait avec les profits flagrants de ses livres ? Est-ce qu’il conduit une Bentley turbo comme tous les gros vieux Babas ? Est-ce que c’était vraiment lui avec Michael Jordan et Edmund White chez Barneys ?
Ils ont essayé de l’épingler pendant des années.
Ils ont même reconstruit son visage avec les souvenirs d’anciens collègues et de connaissances douteuses ; ce résultat absurde ressemble à l’interprétation que donnerait un artiste de la police d’un Olmèque pour le Rider’s Digest. Dans les années 70, une photo apparut sur la couverture du Time (seuls les yeux étaient visibles) – lorsque le magazine apprit que la photo était un faux, ils ne lui pardonnèrent jamais.
A l’époque où on disait que Paul McCartney était mort, la rumeur se solidifia. Carlos Castaneda était en fait Margaret Mead.
Son agent et ses avocats esquivent continuellement les attaques des journalistes et des planeurs glandeurs fous spirituels, des déménageurs et des chercheurs new age, des artistes désirant adapter son travail – connus et inconnus, avec ou sans permission – et des faux séminaires, pleins d’imitateurs de Carlos.
Après trente ans, sa tête n’a toujours pas de prix. Il ne s’intéresse nullement aux gourous et au gourouisme ; il n’y aura pas de Bentley turbo, pas de ranchs remplis de dévots enturbannés, pas de page spécial dans Vogue. Il n’y aura pas d’institut Castaneda, pas de Centre d’Etudes Avancées en Sorcellerie, pas d’Académie du Rêve – pas d’infos publicités, pas de champignons, et pas de sexe tantrique. Il n’y aura pas de biographie et il n’y aura pas de scandales. Lorsqu’il est invité à faire une conférence, Castaneda n’est pas payé et offre de payer le prix du trajet. L’entrée coûte en général quelques dollars, pour couvrir les frais de location du gymnase. Tout ce qui est demandé aux participants est leur attention totale.
« La liberté est gratuite, dit-il, elle ne peut pas être achetée ou comprise. Avec mes livres, j’ai essayé de présenter une option – la conscience peut être un intermédiaire pour le transport ou le mouvement. Je n’ai pas été assez convaincant ; ils pensent que j’écris des romans. Si j’étais grand et beau, les choses seraient différentes – ils écouteraient Grand Papa. Les gens disent : ‘ Vous mentez’. Comment pourrais-je mentir ? Vous ne mentez que pour obtenir quelque chose, pour manipuler. Je ne veux rien de personne – juste un consensus. Nous aimerions qu’il y ait un consensus disant qu’il existe d’autres mondes en dehors du notre. S’il existe un consensus de faire pousser des ailes, alors le vol existera. Avec le consensus vient la masse ; avec la masse il y aura mouvement. »
Castaneda et ses complices sont des radicaux énergétiques de ce qui pourrait être la seule révolution significative de notre temps – il n’y a rien de réducteur à transformer l’impératif biologique en impératif d’évolution. Si l’ordre social suprême commande la procréation, l’ordre sans peur des sorciers (qui sont tous des pirates énergétiques) est à la recherche de quelque chose de moins terrestre.
Leur surprenante intention épique est de quitter la Terre comme don Juan l’a fait vingt ans auparavant : en tant que pure énergie, et avec la conscience intacte.
Les sorciers appellent ce saut périlleux le vol abstrait.
La masse critique
J’ai rencontré Castaneda et les sorcières durant toute une semaine, dans des restaurants, des chambres d’hôtel, et des centres commerciaux. Ils sont attirants et vibrants de jeunesse. Les femmes s’habillent avec discrétion, et une touche de chic décontracté. Vous ne les remarqueriez pas dans une foule, et c’est le but.
Je lisais en diagonal le New Yorker, à l’extérieur du café de Regent Beverly Wilshire. La pub pour le Drambuie (marque de whisky) semblait particulièrement horrible : « Inévitablement, peu importe à quel point nous luttons, d’une façon ou d’une autre, un jour nous devenons nos parents. Au lieu de résister à cette impression, nous vous invitons à célébrer ce rite de passage avec une excellente liqueur »...
Don Juan riait dans sa tombe – où en dehors de celle-ci –, ce qui m’amena à une profusion de questions : Où était-il ? Au même endroit d’où était revenu Carol Tiggs ? Si c’était le cas, cela signifiait-il que le vieux nagual pouvait réapparaître ?
Dans « Le Feu du Dedans », Castaneda écrit que don Juan et son clan se sont évanouis quelque part en 1973 – quatorze navigateurs sont partis vers la seconde attention. Qu’était exactement la seconde attention ? Tout semblait clair quand je lisais les livres.
Je cherchais mes notes. J’avais gribouillé ‘seconde attention = conscience accrue’ dans la marge d’une page, mais cela ne m’aida pas. Avec impatiente, je me dirigeai vers « La Force du Silence », « Le Don de l’Aigle », « Voyage à Ixtlan ». Bien que je n’en aie pas compris la plus grosse partie, les bases avaient été décrites avec cohérence. Pourquoi n’avais-je rien pu retenir dans ma tête ? J’avais loupé Sorcery 101 (bande dessinée américaine).
Je commandai un cappuccino et attendis. Je laissai mon esprit vagabonder. Je pensais à Donner-Grau et aux singes japonais. Quand j’avais parlé avec elle au téléphone, pour organiser une rencontre, elle avait mentionné Imo. Tous les étudiants d’anthropologie savent qui est Imo, le célèbre macaque. Un jour, Imo lava spontanément une patate douce avant de la manger ; en peu de temps, tous les macaques de l’île suivaient son exemple. Les anthropologues pourraient appeler cela ‘comportement culturel’, mais Donner-Grau disait que c’était un parfait exemple de l’intersubjectivité de masse du singe.
Castaneda apparut. Il me serra la main avec un grand sourire, et s’assit. J’allais amener le sujet sur les singes, lorsqu’il commença à pleurer. Son front se plissa ; tout son corps se contorsionna dans la posture de la lamentation. Il commença bientôt à haleter comme un mérou lancé dans une citerne. Sa lèvre inférieure se crispa, humide et électrifiée. Son bras se déploya vers moi, la main tremblante – puis il l’ouvrit telle la plante en train d’éclore la nuit dans « La Petite Boutique des Horreurs », comme pour recevoir l’aumône.
« S’il vous plaît ! » S’exclama t-il, en prenant une pause tremblante avec ses muscles faciaux, juste pour recracher les mots. Il s’accroupit sur moi, et avec une supplication de besoin : « S’il vous plaît, aimez-moi ! »
Castaneda sanglotait à nouveau, un grand écorché, enseveli sous l’eau, le pathos aisé, tout en devenant un truc obscène pleurnichant.
« C’est ce que nous sommes : des singes avec des écuelles en étain. Si routiniers, si faibles. Masturbateurs. Nous sommes sublimes, mais le singe dément manque d’énergie pour voir – alors le cerveau de la bête prévaut. Nous ne pouvons pas saisir notre fenêtre d’opportunité, notre centimètre cube de chance. Comment pourrions-nous ? Nous sommes trop occupés à nous accrocher à la main de maman. A penser à quel point nous sommes merveilleux, sensibles, uniques.
« Nous ne sommes pas uniques ! Le scénario de notre vie à déjà été écrit par d’autres, dit-il, grimaçant sinistrement. Nous le savons…mais on s’en fout.
« Nous disons : ‘Rien à foutre’. Nous sommes d’ultimes cyniques. Cono ! Carajo ! C’est comme ça que nous vivons. Dans un caniveau de merde chaude. ‘Qu’est-ce qu’ils ont fait de nous ?’ C’est ce que don Juan avait l’habitude de dire.
« Il me disait : ‘Comment va la carotte ?’
« Je demandais : ‘Qu’est-ce que vous voulez dire ?’
« Il répondait : ‘La carotte qu’ils t’ont fourrée dans le cul.’
« J’étais terriblement offensé ; il pouvait vraiment m’offenser ! Surtout quand il disait : ‘Sois reconnaissant, ils ne l’ont pas encore enfoncée.’
« Mais nous avons le choix, pourquoi restons-nous dans le caniveau ?
« C’est trop chaud. Nous ne voulons pas partir – nous détestons dire au revoir. Et nous sommes teeellllemmmeeennnt inquiets, nous nous faisons du souci vingt-six heures par jour ! Et à propos de quoi nous inquiétons nous ? »
Il sourie à nouveau, tel le malicieux chat d’Alice : « A propos de moi ! Et moi ? Qu’est-ce que je vais y gagner ? Qu’est-ce qui va m’arriver ? Une telle égomanie ! Si horrible. Mais fascinant! »
Je dis à Carlos que ses vues me semblaient être un peu sévères, et il ria.
« Oui, dit-il, avec le ton ridicule d’un universitaire constipé. Castaneda est un vieil homme aigri et fou. »
Sa caricature était drôle, et brutalement bien ciblée.
« Le singe avide attrape une graine en s’écorchant, et ne peut pas renoncer au contrôle. Il y a des études là-dessus; rien ne nous fera lâcher cette graine. La main restera accrochée même après que le bras ait été coupé – nous mourons accrochés à notre merde. Mais pourquoi ? Est-ce tout ce qu’il y a - comme l’a dit Mademoiselle Peggy Lee ? Ce n’est pas possible. C’est trop horrible.
« Nous devons apprendre comment laisser tomber.
« Nous collectionnons les souvenirs et les collons dans des livres, le talons du ticket d’un spectacle à Broadway d’il y a dix ans. Nous mourons accrochés à des souvenirs.
« Être un sorcier, c’est avoir l’énergie, la curiosité, et le cran de laisser tomber, pour sauter dans l’inconnu – tout ce dont on a besoin c’est d’une redéfinition, d’une ré-instrumentation.
« Nous devons nous voir comme des êtres qui vont mourir. Une fois que tu as accepté cela, le monde s’ouvre. Mais pour embrasser cette définition, tu dois avoir des tripes en acier. L’héritage naturel des êtres sensibles : nous ne percevons pas, nous interprétons.
Castaneda : « Quand tu dis ‘montagne’ ou ‘arbre’ ou ‘Maison Blanche’, tu invoques un univers de détails avec un seul énoncé ; c’est magique.
« Tu vois, nous sommes des créatures visuelles.
« Tu pourrais lécher la Maison Blanche – la renifler, la toucher – et ça ne te parlerait pas. Mais avec un seul regard, tu sais tout ce qu’il y a à savoir : le ‘ berceau de la démocratie’, peu importe. Tu n’as même pas besoin de regarder, tu vois déjà Clinton assis à l’intérieur, Nixon en train de prier à genoux – peu importe. Notre monde est une agglutination de détails, une avalanche de gloses – nous ne percevons pas, nous interprétons seulement. Et notre système d’interprétation nous a rendu paresseux et cyniques. Nous préférons dire : ‘Castaneda est un menteur’, ou ‘Ce business d’options perceptuelles n’est tout simplement pas pour moi.’
« Qu’est-ce qui est pour toi ? Qu’est-ce qui est réel ? Ce monde de la vie de tous les jours, dur, merdique, et sans signification ? Est-ce que ce sont la sénilité et le désespoir qui sont réels ?
« Que le monde soit ‘donné’ et ‘final’ est un concept fallacieux. Depuis que nous sommes tout petit, on a obtenu de nous notre ‘adhésion’. Un jour, lorsque nous avons appris la sténo de l’interprétation, le monde nous dit ‘ bienvenue’. Bienvenue dans quoi ? En prison. Bienvenue en enfer.
« Qu’est-ce qui se passerait s’il s’avérait que Castaneda n’invente rien ? Si c’est vrai, alors tu es vraiment dans le pétrin.
« Le système d’interprétation peut être interrompu ; il n’est pas final. Il y a des mondes dans les mondes, aussi réels que celui-là. Au-delà de ce mur, il y a un monde, cette pièce est un univers de détails. Les autistes sont perdus, figés par les détails – ils tracent du doigt la fente jusqu’à ce qu’il saigne. Nous avons été piégés par la pièce de la vie de tous les jours. Il y a d’autres options que ce monde, aussi réelles que ce monde, des endroits où tu peux vivre ou mourir. Les sorciers le font – comme c’est excitant !
« Penser que c’est le seul monde inclusif…c’est le prototype même de l’arrogance. Pourquoi ne pas ouvrir la porte vers une autre pièce ? C’est l’héritage naturel des êtres sensibles. Il est temps d’interpréter et de construire de nouvelles gloses. Aller dans un endroit où il n’ y a pas de connaissance a priori. Ne jettes pas ton vieux système d’interprétation – utilise-le, de neuf heures à cinq heures. Et après cinq heures ? C’est l’heure magique. »
On ne parle pas espagnol ici : moi pas parler espagnol ici
Mais que veut-il dire par « heure magique » ?
Leurs livres sont méticuleusement détaillés d’évocations de l’inconnu, bien que l’ironie demeure ; il n’y a pas vraiment de lexique pour leur expérience. L’heure magique n’est pas un mot ami – Ce sont des surplus d’énergie dont on fait l’expérience avec le corps. Dès que Castaneda quittait don Juan pour retourner à Los Angeles, le vieux nagual aimait dire qu’il savait si son apprenti était à la hauteur. Il pouvait faire une liste, disait-il – peut-être une longue liste, mais une liste quand même – sur laquelle les actions et les pensées de Castaneda pouvaient être mises à découvert, inévitablement. Mais il était impossible de faire la même chose pour son maître. Il n’y avait pas d’intersubjectivité entre les deux hommes. Quoi qu’ait fait l’Indien dans la seconde attention, cela ne pouvait qu’être expérimenté, pas communiqué. En retour, Castaneda n’avait ni l’énergie ni la préparation nécessaire pour un tel consensus.
Mais le singe est possédé par les mots et la syntaxe. Il doit comprendre, à tout prix. Et il doit être alimenté à sa compréhension.
Castaneda : « Nous sommes des êtres linéaires : de dangereuses créatures d’habitude et de répétition. Nous avons besoin de connaître : La place du poulet ! La place du lacet de chaussure ! L’endroit où on lave la voiture ! Si un jour l’un d’entre eux n’est pas là – nous devenons cinglés. »
Il insista pour payer le repas. Quand le serveur revint avec la note, j’eus soudain l’urgent besoin d’attraper sa carte de crédit et de voir si elle était à son nom. Il repéra mon coup d’oeil.
« Un directeur commercial essaya une fois d’obtenir de moi que je participe à l’ancienne pub d’American Express : CARLOS CASTANEDA, MEMBRE DEPUIS 1968. » Il ria joyeusement, revenant à son sujet. « Nous sommes des singes lourds, très rituels. Mon ami Ralph avait l’habitude de voir sa grand-mère tous les lundi soir. Un jour elle est morte. Et il me dit : ‘Hé Joe’ – J’étais Joe à cette époque – ‘hé Joe, maintenant on peut se voir les lundi soir. Es-tu libre le lundi Joe ?’ ‘ Tu veux dire tous les lundi Ralph ?’ ‘Oui, oui ! Tous les lundi. Ce serait super non ?’ ‘Mais tous les lundi ? Pour toujours ?’ ‘Oui, Joe, toi et moi, tous les lundi – pour toujours !’ »
Sorcellerie 101
Castaneda : « J’ai rencontré un scientifique dans une fête – un homme célèbre. Eminent. Une lumière. Le professeur X. Il voulait me discréditer, complètement. Il me dit : ‘ J’ai lu votre premier livre ; le reste était ennuyeux. Vous voyez, les anecdotes ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse ce sont les preuves.’
« Professeur X me défiait. Il devait penser que j’étais aussi important que lui.
« J’ai dit : ‘ Si je devais vous prouver la loi de la gravité, n’auriez-vous pas besoin d’un certain degré d’entraînement pour me suivre ? Vous auriez besoin d’une ‘adhésion au club’ – peut-être même d’un certain équipement. Vous auriez besoin d’avoir un haut niveau en physique. Vous auriez déjà fait d’énormes sacrifices pour apprendre : aller à l’école, étudier de longues heures. Vous auriez peut-être même cesser de sortir.’ Je lui ai dis que s’il voulait des preuves, il aurait du suivre Sorcellerie 101.
« Mais il ne voulait pas faire ça. Cela demande de la préparation. Il se mit en colère et quitta la pièce.
« La sorcellerie est un flux, un processus. Tout comme en physique, tu as besoin d’une certaine connaissance pour suivre le flux des équations.
« Le professeur X aurait dû accomplir certaines choses très basiques pour être dans la position d’avoir assez d’énergie pour comprendre le flux de la sorcellerie. Il aurait eu à ‘récapituler’ sa vie. Donc : le scientifique voulait une preuve mais ne voulait pas se préparer. C’est ainsi que nous sommes. Nous ne voulons pas faire le travail – nous voulons être hélitreuillés à la conscience, sans avoir de boue sur les chaussures. Et si nous n’aimons pas ce que nous voyons, nous voulons être ramené par hélicoptère. »
Les traces du temps
Il est fatigant d’être avec cet homme, Castaneda. Il est excessivement, impitoyablement présent – la richesse de son attention épuise. Il semble répondre à mes questions avec tout ce qu’il a ; il y a une urgence liquide, éloquente dans son discours, obstiné et définitif, élégant, élégiaque. Castaneda dit qu’il sent que le temps ‘avance sur lui’.
Vous sentez son poids, quelque chose d’étranger que vous ne pouvez pas identifier, d’éthérique bien qu’indolent, de dense et d’inerte, comme un bouchon ou une bouée, une bouée posée avec pesanteur sur les vagues.
Nous marchons dans la rue Boyle Heights. Il s’arrête pour me montrer une position d’arts martiaux appelée le cheval – les jambes légèrement pliées, comme sur une selle.
Il dit : « Ils se tenaient comme ça à Buenos Aires – quand j’y étais. Tout était très stylisé. Ils adoptaient les poses de la mort longue des hommes. Mon grand-père se tenait de cette façon. Le muscle en dessous de là - il indique l’arrière de sa cuisse – c’est ici que nous stockons la nostalgie. L’auto apitoiement est la chose la plus horrible qui soit. »
Je demandai : « Que vouliez-vous dire à propos du ‘temps qui avance sur vous’ ? »
« Don Juan avait une métaphore. Nous nous tenons dans le wagon de queue, regardant les traces du temps reculer. ‘Là j’ai cinq ans ! J’y vais’ Nous nous sommes simplement retournés et avons laissé le temps avancer sur nous. De cette façon, il n’y a pas d’a priori.
« Rien n’est présumé ; rien n’est présupposé ; rien n’est proprement conditionné. »
Nous nous assîmes sur le banc d’une station de bus. De l’autre côté de la rue, un clochard tenait un morceau de carton à l’intention des automobilistes. Castaneda le dévisagea en regardant vers l’horizon.
Il dit : « Je n’ai aucun aperçu de demain – et rien du passé. Le département d’anthropologie n’existe plus pour moi.
« Don Juan avait l’habitude de dire que la première partie de sa vie avait été un gâchis – il était dans les limbes. La seconde partie de sa vie avait été absorbée par le futur ; la troisième partie par la passé, la nostalgie. Seule la dernière partie de sa vie était dans le maintenant. C’est là où je suis. »
Je décidai de demander quelque chose de personnel et me préparai à une rebuffade. Pour eux, l’évidence biographique hypnotiserait aussi sûrement qu’une fissure dans le mur – laissant tout le monde avec les doigts en sang.
« Quand vous étiez un petit garçon, qui était l’homme le plus important dans votre vie ? »
« Mon grand-père – s’exclama t-il. Ses yeux durs scintillaient – Il avait un cochon qui s’appelait Rudy. Il gagnait beaucoup d’argent. Rudy avait une merveilleuse petite tête blonde. Ils avaient l’habitude de lui faire porter un chapeau, une veste. Mon grand-père avait fabriqué un tunnel qui allait de la porcherie jusqu’au salon. Rudy arrivait avec sa minuscule face, traînant cet énorme corps derrière lui ! Rudy, avec sa queue en tire-bouchon ; nous regardions ce cochon commettre des barbarités. »
Je demandai : « Comment était-il, votre grand-père ? »
« Je l’adorais. C’était lui qui faisait l’emploi du temps ; j’étais prêt à porter sa bannière. Cela aurait dû être mon sort, mais ce ne fut pas ma destinée. Mon grand-père était un homme amoureux. Il fit mon instruction sexuelle alors que j’étais très jeune. A l’âge de douze ans, je marchais comme lui, je parlais comme lui – avec le larynx comprimé. Il est celui qui m’a apprit à ‘passer par la fenêtre’. Il me disait que les femmes s’enfuiraient si je les approchais frontalement – j’étais trop banal. Il me fit aller vers des petites filles pour leur dire : ‘Tu es si jolie !’ Ensuite je me retournais et m’en allais. ‘Tu es la fille la plus jolie que j’ai jamais vue !’- et je partais en courant. Après deux ou trois fois, elles disaient : ‘Hé ! Dis-moi ton nom.’ C’est comme ça que je ‘passais par la fenêtre’. »
Il se leva et s’en alla. Le clochard se dirigeait vers le terrain vague malpropre qui entourait l’autoroute. Lorsque nous arrivâmes à sa voiture, Castaneda ouvrit la porte et resta debout pendant un moment.
« Un sorcier m’a posé une question, il y a très longtemps : Quel genre de visage a le croquemitaine pour toi ? Cela m’intrigua. Je pensais que cette chose devait être fantomatique, sombre, avoir un visage humain – le croquemitaine a souvent l’apparence de quelque chose que tu penses aimer. Pour moi, c’était mon grand-père. Mon grand-père que j’adorais. »
Je montai, et il démarra la voiture. Le dernier morceau du clochard disparut dans la haie crasseuse.
« J’étais mon grand-père. Dangereux, mercenaire, calculateur, mesquin, vindicatif, rempli de doute et insensible. Don Juan savait cela. »
Tomber amoureux à nouveau
Castaneda : « À soixante-quinze ans, nous cherchons encore l’amour et l’amitié. Mon grand-père avait l’habitude de se réveiller au milieu de la nuit en pleurant : ‘ Tu crois qu’elle m’aime ?’ Ses derniers mots furent : ‘J’arrive chérie, j’arrive !’ Il eut un énorme orgasme et il mourut. Pendant des années j’ai pensé que c’était la chose la plus extraordinaire qui soit – la plus magnifique.
« Puis don Juan m’a dit : ‘ Ton grand-père est mort comme un porc. Sa vie et sa mort n’ont aucun sens.’ Don Juan disait que la mort ne peut pas être apaisante – seul le triomphe le peut. Je lui ai demandé ce qu’il entendait par triomphe et il a dit : ‘ La liberté : quand tu déchires le voile et que tu emportes ta force de vie avec toi.’
« ‘Mais il y a tant de choses que je désires encore faire !’
Il a dit : ‘ Tu veux dire qu’il y a encore tant de femmes que tu as envie de baiser.’
« Il avait raison. C’est ainsi que nous sommes, si primitifs.
« Le singe considérera l’inconnu, mais avant de sauter il demandera à savoir : ‘Qu’est-ce que je vais y gagner ?’ Nous sommes des businessmans, des investisseurs, habitués à réduire les pertes – c’est un monde mercantile. Si nous faisons un investissement, nous voulons des garanties. Nous tombons amoureux mais uniquement si nous sommes aimés en retour. Lorsque nous ne sommes plus amoureux, nous coupons la tête et la remplaçons par une autre. Notre amour est juste de l’hystérie. Nous ne sommes pas des êtres d’affection, nous sommes sans cœur.
« Je pensais savoir comment aimer. Don Juan disait : ‘Comment le pourrais-tu ? Ils ne t’ont jamais appris quoi que ce soit sur l’amour. Ils t’ont enseigné à séduire, à envier, à haïr. Tu ne t’aimes même pas toi-même – autrement tu n’aurais pas fait subir tant de barbarités à ton corps. Tu n’as pas les tripes pour aimer comme un sorcier. Pourrais-tu aimer pour toujours, au-delà de la mort ? Sans le moindre renfort – sans rien attendre en retour ? Pourrais-tu aimer sans investir, juste pour le plaisir ? Tu ne sauras jamais ce que c’est que d’aimer de cette façon, avec acharnement. Veux-tu vraiment mourir sans savoir ?’ »
« Non – je ne voulais pas. Avant de mourir, je dois savoir ce que c’est que d’aimer comme ça. Il m’a accroché de cette façon. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’étais déjà en train de dégringoler la colline. Je dégringole encore. »
Récapitule ta vie !
Je buvais trop de Coca-cola et j’étais paranoïaque.
Castaneda disait que le sucre est un tueur aussi efficace que le sens commun. « Nous ne sommes pas des créatures ‘psychologiques’. Nos neurones sont des sous-produits de ce que nous mettons dans nos bouches. »
J’étais certain qu’il voyait que mon corps d’énergie irradiait le Coca-cola. Je me sentais absurde, défait – je décidai de m’empiffrer de profiteroles cette nuit-là. Tel est le trivial et provocant singe en forme de chocolat noir.
« J’avais une grande histoire d’amour avec le Coca-cola. Mon grand-père possédait une pseudo sensualité. ‘Je vais avoir cette chatte ! Je la veux ! Je la veux maintenant !’ Mon grand-père pensait qu’il était la bite la plus chaude de la ville. Le plus extravagant. J’avais le même truc – tout se rapportait directement à mes couilles, mais ce n’était pas réel. Don Juan m’a dit : ‘ C’est le sucre qui déclanche tout ça chez toi. Tu es trop faible pour avoir ce genre d’énergie sexuelle. Trop gros pour avoir cette bite brûlante.’ »
Tout le monde fume dans University City Walk. Etrange, être assis avec Castaneda dans cette approximation architecturale de la classe moyenne de Los Angeles – cette ‘agglutination de détails’, cette ‘avalanche de gloses’ qu’est cette ville virtuelle. Il n’y a pas de gens noirs et rien qui ressemble à la conscience accrue ; nous sommes partis de cette attache humaine pour la bande de MCA. Nous occupions une version perversement fade d’une scène familière de ses livres, celle où il se retrouve brutalement dans un simulacre de la vie de tous les jours.
- Vous disiez que si le professeur X avait récapitulé sa vie, il aurait récupéré de l’énergie. Que vouliez-vous dire ?
- La récapitulation est la chose la plus importante que nous faisons. Pour commencer, tu fais une liste de toutes les personnes que tu as connues. Toutes les personnes à qui tu as parlé ou avec qui tu as été en relation.
- Tout le monde ?
- Oui. Tu fais toute la liste, en allant à rebours chronologiquement, en recréant les scènes d’échange.
- Mais ça peut prendre des années.
- Bien sûr. Une récapitulation exhaustive prend beaucoup de temps. Et ensuite tu recommences. Nous ne cessons jamais de récapituler – de cette façon, il n’y a aucun résidu. Tu vois, il n’y a pas de repos. Le repos est un concept de la classe moyenne – l’idée selon laquelle si tu travailles suffisamment, tu mérites des vacances. Il est temps d’aller faire du quatre-quatre dans sa Range Rover ou aller pêcher dans le Montana. C’est de la connerie. Tu recrées la scène. Commences avec tes rencontres sexuelles. Tu vois les draps, le mobilier, le dialogue. Ensuite, vas à la personne, aux sentiments. Quel était ton sentiment ? Regarde ! Inspire l’énergie que tu as dépensée dans l’échange ; rend ce qui n’est pas à toi.
- Ça sonne presque comme une psychanalyse.
- Tu n’analyses pas, tu observes. Les filigranes, les détails – tu t’accroches à l’intention des sorciers. C’est une manœuvre, un acte magique vieux de plusieurs centaines d’années, la clé pour restaurer l’énergie qui te libérera pour d’autres choses. Tu bouges la tête et tu respires. Remonte la liste jusqu’à ce que tu arrives à papa et maman. Là tu seras choqué ; tu verras des modèles de répétition qui te donneront la nausée. Qui sponsorise tes insanités ? Qui fait l’emploi du temps ? La récapitulation te donnera un moment de silence – cela te permettra d’abandonner tes prémisses et de faire de la place pour autre chose. De la récapitulation tu reviens avec des histoires sans fin sur le Moi, mais tu ne saignes plus.
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’énergie...mais vous n’osiez pas de demander
Castaneda : « Lorsque j’ai rencontré don Juan, j’étais déjà complètement baisé; je m’épuisais de cette manière. Je ne suis plus dans le monde, plus de cette façon ; les sorciers utilisent ce genre d’énergie pour voler, ou pour changer. Baiser est notre acte le plus important, énergétiquement. Tu vois, nous avons dispersé nos meilleurs généraux mais n’essayons pas de les rappeler à nous ; nous perdons par défaut. C’est pourquoi il est si important de récapituler notre vie.
« La récapitulation sépare nos engagements envers l’ordre social de notre force de vie. Les deux ne sont pas inextricables. Une fois que je fus capable de soustraire l’être social de mon énergie originelle, je pus voir clairement : je n’étais pas l’homme sexy que je pensais être.
« Parfois je parle à des groupes de psychiatres. Ils veulent savoir ce qu’il en est de l’orgasme. Lorsque tu voles au dehors, dans les immensités, tu n’en as plus rien à foutre de l’orgasme. La plupart d’entre nous sont frigides ; toute cette sensualité, c’est de la masturbation mentale. Nous sommes des ‘ baises ennuyeuses’- pas d’énergie au moment de la conception.
« Soit nous sommes le premiers né, et nos parents ne savaient pas comment faire, soit le dernier, et cela ne les intéressait plus. Nous sommes baisés d’une façon ou d’une autre. Nous sommes de la viande biologique avec de mauvaises habitudes et pas d’énergie. Nous sommes des créatures ennuyeuses, mais à la place de cela nous disons : ‘ J’en ai tellement marre.’
« Baiser est encore plus nuisible pour les femmes – les hommes sont des bourdons. L’univers est femelle. Les femmes y ont un accès total, elles y sont déjà. C’est juste qu’elles sont si stupidement socialisées. Les femmes sont de sinistres flyers ; elles ont un second cerveau, un organe qu’elles peuvent utiliser pour un vol inimaginable. Elles utilisent leur utérus pour rêver.
« ‘ Devons-nous arrêter de baiser ?’ – les hommes demandent cela à Florinda. ‘Allez-y ! Plantez vos petits zizis où vous voulez !’
« Oh, c’est une horrible sorcière ! Elle est encore pire avec les femmes – les déesses du week-end qui peignent leurs nichons et font des retraites. Elle dit : ‘Oui, là vous êtes des déesses, mais qu’est-ce que vous faites quand vous rentrez chez vous ? Vous vous faites baisées, comme des esclaves ! Les hommes laissent des vers lumineux dans votre chatte !’ Vraiment, une terrible sorcière ! »
La piste du coyote
Florinda Donner-Grau ne fait pas de prisonnier. Elle est de petite stature, charmante et agressive, comme un jockey avec un schlass.
Lorsque Donner rencontra pour la première fois don Juan et son cercle, elle pensa qu’ils étaient des employés de cirque à la retraite qui faisaient du recèle. Comment expliquer autrement le cristal de Baccarat, les vêtements exquis, les bijoux antiques ?
Elle se sentait aventureuse en leur compagnie – par nature elle était impudente, audacieuse, vivace. Pour une fille sud-américaine, sa vie était en roue libre.
Donner-Grau : « Je pensais que j’étais l’être le plus merveilleux qui soit – si audacieuse, si spéciale. Je conduisais des voitures de course et m’habillais comme un homme. Puis, ce vieil Indien m’a dit que la seule chose ‘spéciale’ à mon propos était mes cheveux blonds et mes yeux bleus dans un pays où ces choses étaient révérées. Je voulais le frapper – en fait, je crois que c’est ce que j’ai fait. Mais il avait raison tu sais. Cette célébration du Moi est complètement démentielle. Ce que font les sorciers c’est tuer le Moi. C’est dans ce sens que tu dois mourir, afin de vivre – et non pas vivre pour mourir. »
Don Juan encourageait ses étudiants à avoir ‘ une romance avec la connaissance.’ Il voulait que leurs esprits soient suffisamment entraînés pour voir la sorcellerie comme un authentique système philosophique ; selon ce délicieux retournement qui est caractéristique au monde des sorciers, le terrain conduit à l’académique. La route pour l’heure magique était amusante de cette façon.
Elle se rappelait la première fois où Castaneda l’avait emmené au Mexique pour voir don Juan.
« Nous sommes passés par cette longue route sinueuse – tu sais, la ‘ piste du coyote.’ Je pensais qu’il prenait une route bizarre afin que nous ne soyons pas suivis, mais c’était autre chose. Tu devais avoir suffisamment d’énergie pour trouver ce vieil Indien. Après je ne sais combien de temps, quelqu’un nous fit des signes de la main sur le bord de la route. Je dis à Carlos : ‘ Hé, tu ne t’arrêtes pas ? ’ Il dit : ‘ Ce n’est pas nécessaire.’ Tu vois, nous avons traversé le brouillard. »
Nous grimpions la rue Pepperdine. Quelqu’un vendait des cristaux sur le bord de la route. Je me demandais si la maison de Shirley MacLaine avait brûlé : je me demandais si Dick Van Dyke l’avait reconstruite. Peut-être que Van Dyke avait déménagé dans la maison de MacLaine avec Sean Penn.
Je lui demandai : « Qu’est-ce qu’il se passe avec les gens qui s’intéressent à votre travail – ceux qui lisent vos livres et vous écrivent des lettres ? Est-ce que vous les aidez ? »
« Les gens sont curieux intellectuellement, ils sont ‘titillés’. Ils restent jusqu’à ce que ça devienne trop difficile. La récapitulation est très déplaisante ; ils veulent des résultats immédiats, une gratification instantanée. Pour beaucoup de new-ageurs, c’est le club de rencontre. Il scrute la pièce furtivement, et ils ont des contacts prolongés avec les yeux de partenaires potentiels. Ou c’est juste du shopping sur Montana Avenue. Lorsque les choses deviennent trop chères en termes de ce qu’ils doivent donner d’eux-mêmes, ils ne veulent pas poursuivre. Tu vois, nous voulons faire un minimum d’investissement pour un profit maximum Personne n’est réellement intéressé à faire le travail. »
Je m’interposai : « Mais ils seraient intéressés si vous pouviez donner un genre de preuve à ce que vous dites. »
Elle dit : « Carlos a une super histoire. Il y avait une femme qu’il connaissait depuis des années. Elle appela d’Europe, dans un terrible état. Il lui dit de venir au Mexique – tu sais : ‘ sautes dans mon monde.’ Elle hésita. Elle voulait avoir la garantie qu’elle allait retomber sur ses pieds. Bien sûr, il n’y a aucune garantie. Nous sommes comme ça : Nous sautons, tant que nous savons que nos sandales nous attendent de l’autre côté. »
Je demandai : « Qu’arrive t-il si vous sautez – aussi bien que vous le pouvez – et qu’il s’avère que ce n’était qu’un rêve fiévreux ? »
Elle répliqua : « Alors aies une bonne fièvre. »
Les parties privées de Carlos Castaneda
« Ce n’est pas un livre pour les gens. »
C’est ce que quelqu’un qui connaissait Castaneda depuis des années avait dit à propos de « L’Art de Rêver ». En fait, c’est le couronnement du travail de Castaneda, un manuel d’instruction pour une contrée inconnue – la définition d’anciennes techniques utilisées par les sorciers pour entrer dans l’attention seconde. Comme ses autres livres, il est lucide et déroutant, encore qu’il y ait quelque chose de récurrent à propos de celui-ci. On dirait qu’il a été produit quelque part ailleurs. J’étais curieux de savoir comment tout cela avait commencé.
« J’avais l’habitude de prendre des notes avec don Juan – des milliers de notes. Finalement il me dit : ‘ Pourquoi n’écris-tu pas un livre ?’
« Je lui dis que c’était impossible. ‘Je ne suis pas écrivain.’
« Il dit : ‘ Mais tu pourrais écrire un livre merdique, n’est-ce pas ?’
« Je me dis : ‘Oui ! Je pourrais écrire un livre merdique.
« Don Juan établi un défi : ‘ Peux-tu écrire ce livre, sachant qu’il peut t’apporter la notoriété ? Peux-tu rester impeccable ? Qu’ils t’aiment ou te détestent n’a aucune signification. Peux-tu écrire ce livre et ne pas t’abandonner à ce qui viendra à toi ?’
« J’ai acquiescé. Oui. Je le ferai.
« Et de terribles choses sont arrivées. Mais le pantalon ne m’allait pas.
Je dis à Carlos que je n’étais pas sûr de sa dernière remarque, et il ria.
Il dit : « C’est une vieille blague. La voiture d’une femme tombe en panne et un homme la répare. Elle n’a pas d’argent et lui offre ses boucles d’oreille. Il lui dit que sa femme ne le croira pas. Elle lui offre sa montre mais il lui dit que des bandits lui voleront. Finalement, elle enlève son pantalon et lui donne. ‘ Non, merci, dit-il. Il n’est pas à ma taille.’ »
Le critère pour être mort
Castaneda : « Je n’avais jamais été seul avant de rencontrer don Juan. Il disait : ‘Débarrasse-toi de tes amis. Ils ne te permettront jamais d’agir avec indépendance – ils te connaissent trop bien. Tu ne seras jamais capable de venir de la gauche du terrain avec quelque chose de fragmentée.’
« Don Juan me dit de louer une chambre, la plus sordide possible. Une chambre avec une moquette verte et des rideaux verts qui puent la pisse et la cigarette.
« ‘Reste là, dit-il. Reste seul jusqu’à ce que tu meures.’
« Je lui dis que je ne pouvais pas faire ça. Je ne voulais pas quitter mes amis.
« Il dit : ‘ Très bien, je ne peux plus t’adresser la parole.’ Il me fit un signe d’adieu et un grand sourire.
« Ah Dieu que j’étais soulagé ! Ce vieil homme bizarre – cet Indien – m’avait bazardé. Tout ça s’était ficelé avec tant d’élégance.
« Plus je me rapprochais de Los Angeles, plus j’étais désespéré. Je réalisais que je rentrais chez moi – vers mes amis. Et pour quoi ? Pour avoir des dialogues sans aucune signification avec ceux qui me connaissaient si bien. Pour m’asseoir sur le divan, près du téléphone, à attendre d’être invité à une fête.
« Une répétition sans fin. Je trouvai la chambre verte et appelai don Juan. ‘ Hé, ce n’est pas que je vais le faire – mais dites-moi, quel est critère pour être mort ?’
« ‘Quand tu ne te soucies plus d’être seul ou accompagné. C’est le critère pour être mort.’
« Cela me prit trois mois pour mourir. Je grimpais aux murs, espérant qu’un ami vienne faire un saut. Mais je suis resté. A la fin, j’étais débarrassé de mes assomptions ; tu ne deviens pas fou en restant seul. Tu deviens fou en agissant comme tu le fais, pour sûr. Tu peux compter là-dessus. »
Assembler la conscience
Nous nous dirigeâmes depuis sa voiture vers l’appartement bon marché dans lequel Castaneda était mort.
« Nous pourrions aller dans votre ancienne chambre, dis-je. Et frapper à la porte. Juste comme ça. » Il dit que ça allait trop loin.
Castaneda : « ‘Qu’est-ce que tu désire plus que tout dans la vie ?’ C’est ce que don Juan avait l’habitude de me demander. Ma réponse classique était : ‘ Franchement don Juan, je n’en sais rien.’ C’était ma façon de frimer en tant que ‘ penseur ’ – l’intellectuel. Don Juan disait : ‘ Cette réponse satisferait ta mère, pas moi.’
« Tu vois, je ne pouvais pas penser – j’étais ruiné. Et il était Indien. Un connard, un imbécile ! Mon Dieu, tu ne sais pas ce que ça signifie. J’étais poli, mais je le prenais de haut. Un jour, il me demanda si nous étions égaux. Des larmes jaillirent de mes yeux tandis que je le prenais dans mes bras.
« ‘Bien sûr que nous sommes égaux, don Juan ! Comment pouvez-vous dire une chose pareille ! ’ Une grande embrassade ; j’étais pratiquement sur le point de pleurer.
« ‘Tu le penses vraiment ?’ dit-il.
« ‘Oui, par Dieu !’
« Lorsque je cessai de le tenir dans mes bras, il dit : ‘Non, nous ne sommes pas égaux. Je suis un guerrier impeccable – et tu es un trou du cul. Je peux récapituler ma vie entière en un instant. Tu ne peux même pas penser.’ »
Nous traînâmes un peu et garâmes la voiture sous une rangée d’arbres. Il dit qu’il aurait dû être lacéré depuis longtemps – que sa persévérance dans le monde était due à un genre de magie étrange. Des enfants étaient en train de jouer avec un camion de pompier géant en plastique. Une femme sans-abri, égarée, passa comme une somnambule.
Il ne fit aucun mouvement pour sortir de la voiture. Il commença à parler de ce que signifiait ‘mourir dans cette chambre verte’. Après avoir quitté cet endroit, Castaneda avait finalement été capable d’écouter sans amertume les supposées prémisses du vieil Indien.
Don Juan lui disait que lorsque les sorciers voient l’énergie, la forme humaine se présente comme un œuf lumineux. Derrière l’œuf – approximativement à la distance d’un bras depuis les épaules – se trouve le point d’assemblage, où des filaments incandescents de conscience sont rassemblés. Notre façon de percevoir le monde est déterminée par la position de ce point. Le point d’assemblage de l’humanité est fixé au même endroit sur chaque œuf ; une telle uniformité explique notre vision partagée de la vie de tous les jours.
Les sorciers appellent ce stade de conscience ‘la première attention’. Notre façon de percevoir change avec le déplacement du point d’assemblage, causé par un traumatisme, un choc, l’usage de drogues – ou en dormant, lorsque nous rêvons. ‘L’art de rêver’ c’est déplacer et fixer le point d’assemblage sur une nouvelle position, engendrant la perception de mondes inclusifs et alternés – ‘la seconde attention’.
De plus petits déplacements du point à l’intérieur de l’œuf se produisent toujours sur la bande humaine et explique les hallucinations et le délire – ou le monde rencontré durant les rêves.
De plus larges mouvements du point d’assemblage, plus dramatiques, tirent le ‘corps d’énergie’ en dehors de la bande humaine vers des royaumes non humains. C’est vers là que don Juan et son clan sont partis en 1973, quand ils ont ‘brûlé du dedans’, remplissant l’assertion impensable de sa lignée : le vol évolutionnaire.
Castaneda avait apprit que des civilisations entières – un conglomérat de rêveurs – avaient disparu de la même façon.
Il me raconta l’histoire d’un sorcier de sa lignée qui avait la tuberculose – et qui avait été capable de bouger son point d’assemblage de la position de la mort. Ce sorcier devait rester impeccable ; sa maladie se tenait au-dessus de lui comme une épée de Damoclès. Il ne pouvait pas se permettre d’être dans l’ego – il savait précisément où se lovait sa mort, l’attendant.
Castaneda se tourna vers moi, souriant : « Hé… » Il avait un regard étrangement expressif, et j’étais prêt. Pendant trois semaines j’avais été inondé par ses livres et leur contagieuse présentation de possibilités. Peut-être que c’était le moment où j’avais fait mon pacte avec Mescalito. Ou avions-nous déjà ‘traversé le brouillard’ sans que je le saches ?
« Hé, dit-il à nouveau, les yeux plutôt scintillants. Tu veux un hamburger ? »
Boycotter le spectacle
Abelar : « Que le point d’assemblage de l’homme soit fixé sur une seule position est un crime. »
J’étais assis en compagnie de Taisha Abelar, sur un banc, en face du musée d’art sur Wilshire. Elle ne correspondait pas à l’image que je m’étais fait d’elle. Castaneda disait qu’en accord avec l’entraînement de Abelar, elle adoptait différentes personnalités – l’une d’entre elle était ‘la femme folle d’Oaxaca’, une clocharde salace, barbouillée de boue – à l’époque où elle était une actrice luttant dans ‘le Théâtre d’Action Sorcière’.
« J’étais sur le point d’appeler mon livre ‘Le Grand Passage’, mais j’ai pensé que ça faisait trop oriental. »
Je dis : « Le concept bouddhiste est assez similaire. »
« Il y a beaucoup de parallèles. Notre groupe a voyagé pendant des années mais ce n’est que récemment que nous avons comparé nos notes – car notre départ est imminent. »
« Soixante-quinze pourcent de notre énergie est là, vingt cinq pourcent ici. C’est pourquoi nous devons partir. »
Je demandai : « Est-ce là où Carol Tiggs était ? Cet endroit à soixante quinze pourcent ? »
« Vous voulez dire la zone crépusculaire ? »
Elle attendit un bruit impassible, puis ria.
« Nous ressentions Carol Tiggs dans nos corps quand elle était partie. Elle avait une masse énorme. Elle était comme un phare; une balise. Elle nous donnait de l’espoir – une motivation pour continuer. Parce que nous savions qu’elle était là. A chaque fois que je devenais indulgente, je sentais une petite tape sur l’épaule. Elle était notre magnifique obsession. »
Je demandai : « Pourquoi est-il si difficile pour le singe de faire son voyage ? »
« Nous percevons de façon minimale ; plus nous sommes enchevêtrés dans ce monde, plus il est difficile de dire au revoir. Et nous les avons tous – nous voulons tous la célébrité, nous voulons être aimés, être appréciés. Fichtre, certains d’entre nous ont des enfants. Pourquoi aucun d’entre nous de voudrait partir ? Nous portons une cagoule, une cape...nous avons nos moments heureux qui nous font tenir le reste de notre vie. Je connais quelqu’un qui a été Miss Alabama. Est-ce assez pour la tenir à l’écart de la liberté ? Oui. ‘Miss Alabama’, c’est suffisant pour l’épingler. »
C’était le moment de poser une des Grandes Questions (il y en avait un grand nombre) : Quand ils parlaient de ‘traverser’, cela voulait-il dire avec leurs corps physiques ? Elle répliqua que changer le Moi ne signifiait pas l’ego freudien mais le Moi actuel, concret, oui, le corps physique.
« Quand don Juan et son clan sont partis, dit-elle, ils sont partis avec la totalité de leur être. Ils sont partis avec leurs bottes. »
Elle dit que le rêve était le seul nouveau royaume authentique du discours philosophique – que Merleau-Ponty avait tort quand il disait que l’humanité était condamnée à préjuger le monde selon un a priori.
Elle dit : « Il existe un endroit sans a priori – la seconde attention. Don Juan disait toujours que les philosophes étaient des sorciers ratés. Ils manquent de l’énergie nécessaire pour sauter au-delà de leur idéaux.
« Nous portons tous des sacs en allant vers la liberté : laissons tomber le bagage. Nous devons même laisser tomber le bagage de la sorcellerie. »
Je demandai : « Le bagage de la sorcellerie ? »
« Nous ne faisons pas de sorcellerie ; nous ne faisons rien. Tout ce que nous faisons, c’est bouger le point d’assemblage. A la fin, ‘être un sorcier’ peut te piéger aussi sûrement que Miss Alabama. »
Une femme usée, édentée, se dirigea vers nous avec des cartes postales à vendre – La Folle du Kilomètre Miraculeux. J’en pris une et lui donnai un dollar. Je la montrai à Abelar ; c’était une image de Jésus, riant.
« Un moment rare », dit-elle.
Les invités arrivent
Que reste t-il à explorer dans ce monde ?
Tout est épuisé et fait a priori. Nous nous esquintons pour devenir séniles ; la sénilité nous attend comme la magina, le mal de la rivière. Quand j’étais un petit garçon, j’ai entendu parlé de ça. Une maladie des souvenirs et de la remémoration. Elle attaque les personnes qui vivent sur les berges des rivières. Vous devenez possédé par une nostalgie qui vous pousse à bouger sans cesse – à errer sans but, indéfiniment. Les méandres de la rivière ; les gens ont l’habitude de dire : « La rivière est vivante. » Lorsque son cours s’inverse, elle ne se souvient jamais qu’elle a un jour coulé d’est en ouest. La rivière s’oublie elle-même.
Il y avait une femme à qui je rendais visite dans une maison de convalescence. Elle y est restée quinze ans. Pendant quinze ans, elle a préparé quotidiennement une fête à l’Hôtel del Coronado. C’était sa désillusion ; elle se préparait tous les jours mais les invités ne venaient jamais. Elle est finalement morte. Qui sait – peut-être que c’était le jour où ils sont finalement arrivés.
L’index de l’intention
« Comment est-ce que je pourrais vous décrire ? », demandai-je à Castaneda.
C’était le crépuscule dans le parc Roxbury. Le cognement distant et pondéré d’une balle de tennis mitraillait un écran arrière solide.
Sa voix devint absurdement onctueuse. Il était Fernando Rey, le bourgeois narcissique – avec juste un soupçon de Laurence Harvez. Il dit : « Tu pourrais dire que je ressemble à Lee Marvin.
« Une fois j’ai lu un article dans l’Esquire à propos du tremblement de terre en Californie. La première phrase était : ‘Lee Marvin a peur.’ A chaque fois que quelque chose ne va pas, tu peux m’entendre dire : Lee Marvin a peur. »
Nous nous sommes mis d’accord pour que je décrive Castaneda comme un homme en fauteuil roulant, avec un très beau torse et de très beaux bras ‘coupés’. J’aurais pu dire qu’il portait une fragrance de chez Bijan et de longs cheveux encadrant délicatement un visage semblable à celui du jeune Foucault.
Il commença à rire : « Une fois, j’ai rencontré cette femme qui donnait des séminaires sur Castaneda. Quand elle se sentait déprimée, elle avait un truc – une façon de sortir de cet état. Elle se disait : ‘Carlos Castaneda ressemble à un serveur mexicain’.
« C’est tout ce qui pouvait la tirer de cet état. Carlos Castaneda ressemble à un serveur mexicain ! – instantanément rafraîchie. Fascinant ! Comme c’est triste. Mais pour elle, c’était aussi bon que du prozac ! »
J’avais à nouveau feuilleté ses livres et voulais le questionner à propos de ‘l’intention’. C’était un des concepts les plus abstraits, les plus prévalents de son monde. Ils parlaient d’intentionner la liberté, d’intentionner le corps d’énergie – ils parlaient même d’intentionner l’intention.
« Je ne comprends pas l’intention », dis-je.
« Tu ne comprends rien du tout », répliqua Castaneda.
J’étais déconcerté. Il continua : « Aucun d’entre nous ne le comprend ! Nous ne comprenons pas le monde, nous ne faisons que le manier – mais nous le manions avec beauté.
« Alors quand tu dis ‘Je ne comprends pas’, c’est juste un slogan. Tu n’as jamais compris quoi que ce soit pour commencer à t’en servir. »
Je me sentais d’humeur à argumenter. Même la sorcellerie avait une ‘définition fonctionnelle’. Pourquoi ne pouvait-il pas en donner une pour l’intention ?
« Je ne peux pas te dire ce qu’est l’intention. Je ne le sais pas moi-même. Ce serait juste faire une nouvelle catégorie indexicale. Nous sommes des taxonomistes – comme nous aimons garder des index ! Une fois, don Juan m’a demandé : ‘C’est quoi une université ?’ Je lui ai dit que c’était une école pour enseignement supérieur. Il a dit : ‘Mais qu’est-ce qu’une école pour enseignement supérieur ?’ Je lui ai dit que c’était un endroit où les gens se rencontraient pour apprendre. Il m’a dit : ‘Un parc ? Un champ ?’ Il m’a eu.
« J’ai réalisé que l’université avait une signification différente pour celui qui paye des taxes, pour l’enseignant, pour l’étudiant. Nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’université ! C’est une catégorie indexicale, comme la montagne ou l’honneur. Nous n’avons pas besoin de savoir ce qu’est l’honneur pour faire avec. Alors fais avec l’intention. Fais de l’intention un index.
« L’intention est simplement la conscience d’une possibilité – de l’occasion d’avoir une occasion. C’est une des forces pérennes de l’univers que nous n’appelons jamais – en s’accrochant à l’intention du monde des sorciers, tu te donnes l’occasion d’avoir une occasion. Tu ne t’accroches pas au monde de ton père, le monde d’être enterré à six pieds sous terre. Aies l’intention de bouger ton point d’assemblage.
« Comment ? En en ayant l’intention ! De la pure sorcellerie. »
Je répliquai : « Y aller, sans comprendre. »
Il dit : « Certainement ! L’intention est juste un index – plus fallacieux, mais hautement utilisable. Tout comme ‘Lee Marvin a peur’. »
Le syndrome du pauvre bébé
Castaneda : « Je rencontre tout le temps des gens qui meurent d’envie de me raconter leurs histoires d’abus sexuels. Un gars m’a dit que lorsqu’il avait dix ans, son père lui avait attrapé la bite et lui avait dit : ‘ C’est pour baiser !’ Cela l’a traumatisé pendant dix ans ! Il a dépensé des centaines de dollar en psychanalyse. Sommes-nous si vulnérables ? Connerie. Nous sommes là depuis cinq millions d’années ! Mais cela le définissait : Il était victime d’un abus sexuel. De la merde.
« Nous sommes tous des pauvres bébés.
« Don Juan m’a forcé à examiner comment je me racontais aux autres quand je voulais me sentir désolé pour moi-même. C’était mon ‘unique truc’. Nous avons tous un truc que nous apprenons très tôt, et que nous répétons jusqu’à notre mort. Si nous sommes très imaginatifs, nous en avons deux. Allume la télévision et écoute ce qui se dit dans les émissions : des pauvres bébés jusqu’à la fin.
« Nous aimons le Christ saignant, cloué à la croix. C’est notre symbole. Personne ne s’intéresse au Christ qui a été ressuscité et qui a fait son ascension vers le paradis. Nous voulons être des martyrs, des perdants ; nous ne voulons pas gagner. Des pauvres bébés, priant le pauvre bébé. Quand l’homme est tombé à genoux, il est devenu le trou du cul qu’il est aujourd’hui. »
Les confessions d’un drogué de la conscience
Castaneda a longtemps évité les drogues psychotropes, bien qu’elles aient été une énorme part de son initiation au monde du nagual. Je lui demandai ce qu’il en était. Il dit : « Etant un mâle, j’étais très rigide – mon point d’assemblage était fixe. Don Juan n’avait pas de temps, alors il a employé des mesures désespérées. »
« C’est pour ça qu’il vous a donné des drogues ? Demandai-je. Pour déloger votre point d’assemblage ? »
Il opina, disant : « Mais avec les drogues, il n’y a pas de contrôle ; il se déplace au hasard. »
Je demandai : « Est-ce que ça veut dire qu’à un moment, vous avez été capable de bouger votre point d’assemblage et rêver sans l’usage de drogues ? »
« Certainement ! Répliqua t-il. C’était la façon de faire de don Juan. Vois-tu, Juan Matus n’en avait rien à foutre de ‘Carlos Castaneda’. Il s’intéressait à cet autre être, le corps d’énergie – ce que les sorciers appellent le double. C’était ça qu’il voulait réveiller.
« Tu utilises ton double pour rêver, pour naviguer dans la seconde attention. C’est ce qui t’amène à la liberté. ‘Je fais confiance au double pour accomplir son devoir’, disait don Juan. ‘Je ferai tout pour ça – pour l’aider à se réveiller.’ J’en frissonnais.
« Ces personnes le faisaient pour de vrai. Ils ne sont pas morts en pleurant leurs mères – en pleurant pour une chatte. »
Sur le chemin du retour, je formulai une question.
« Comment c’était, je veux dire, la première fois que vous avez bougé votre point d’assemblage sans drogues ? »
Il s’arrêta un moment, puis bougea sa tête d’un côté et de l’autre. « Lee Marvin a eu très peur ! » Il ria. « Une fois que tu commences à briser les barrières du normal, de la perception historique, tu penses que tu es fou. Là tu as besoin du nagual, juste pour rire. Tes peurs s’éloignent tandis qu’il rie. »
Le serpent à plumes
Castaneda : « Je les ai vu partir – don Juan et son groupe, un troupeau entier de sorciers. Ils sont allés dans un endroit libre d’humanité et de la compulsive adoration pour l’homme. Ils ont brûlé de l’intérieur. Ils ont créé un mouvement en partant, ils appellent cela le serpent à plumes. Ils sont devenus énergie ; même leurs chaussures. Ils ont fait un dernier tour, un dernier passage, pour voir ce monde exquis pour la dernière fois. Ooh-woo-woo ! J’ai des frissons – je tremble. Un dernier tour...seulement pour mes yeux.
« J’aurais pu partir avec eux. Quand don Juan est parti, il a dit : ‘Cela me demande toutes mes tripes de partir. J’ai besoin de tout mon courage, de tout mon espoir – sans attentes. Pour rester en arrière, tu auras besoin de tout ton espoir et de tout ton courage.’
« J’ai fait un magnifique saut dans l’abîme et me suis réveillé dans mon bureau, près de Tiny Nailor.
« J’ai interrompu le flux de ma continuité psychologique : Ce qui s’est réveillé dans ce bureau ne pouvait pas être le ‘moi’ que je connaissais linéairement. C’est pourquoi je suis le nagual.
Le nagual est une non entité – pas une personne. A la place de l’ego se trouve autre chose, quelque chose de très ancien. Quelque chose qui observe, détaché – quelque chose d’infiniment moins engagé avec le Moi. Un homme avec un ego est conduit par ses désirs psychologiques.
Le nagual n’en a aucun. Il reçoit des ordres d’une source ineffable qui ne peut être remise en question. C’est la compréhension finale : Le nagual, à la fin, devient un conte, une histoire. Il ne peut pas se sentir offensé, jaloux, possessif – il ne peut rien être. Mais il peut raconter des histoires de jalousie et de passion.
La seule chose que craint le nagual est la tristesse ontologique. [ontologique : qui se rapporte à la science de l’être en général]
Pas la nostalgie pour les bons moments – ça c’est de l’égomanie. La tristesse ontologique est quelque chose de différent. Il existe une force pérenne dans l’univers, comme la gravité, et le nagual la ressent. Ce n’est pas un état psychologique. C’est une confluence de forces qui s’unissent pour tabasser ce pauvre microbe qui a vaincu son ego. On ressent cela quand il n’y a plus aucun attachement. Tu le vois venir, puis tu sens que c’est sur toi.
La solitude du répliquant
Castaneda adorait les films, il y a 10 000 ans - à l’époque où il y avait des séances nocturnes au Vista à Hollywood – quand il apprenait le critère pour être mort. Il n’y va plus, mais les sorcières y vont encore. C’est une diversion à leurs activités étranges et épiques – une sorte de safe-sexe de rêve. Mais pas vraiment.
Il me dit : « Tu sais, il y a une scène dans Blade Runner qui nous a vraiment touché. L’écrivain ne sait pas ce qu’il dit mais il a touché quelque chose. Le répliquant parle à la fin : ‘ Mes yeux ont vu des choses inconcevables.’ Il parle des constellations – ‘J’ai vu une attaque de vaisseaux sur Orion’- des non sens, des insanités. C’était le seul défaut pour nous, parce que l’écrivain n’a rien vu du tout. Mais ensuite le dialogue devient magnifique. Il pleut, et le répliquant dit : ‘ Et si tous ces moments se perdaient dans le temps...comme des larmes dans la pluie ?’
« C’est une question très sérieuse pour nous. Ces moments peuvent n’être que des larmes dans la pluie – oui. Mais vous faites de votre mieux monsieur. Vous faites de votre mieux et si votre mieux n’est pas suffisant, alors merde. Si votre mieux n’est pas suffisant, que Dieu lui-même aille se faire mettre. »
Une annotation pour les féministes
Avant que je ne le rencontre une dernière fois, j’avais pris rendez-vous avec la mystérieuse Carol Tiggs pour le petit déjeuner. Vingt ans auparavant, elle avait ‘sauté’ avec le clan de don Juan Matus dans l’inconnu.
De manière inimaginable, elle était revenue, provoquant d’une certaine façon un véritable spectacle de rue de sorciers. Je me sentais de plus en plus anxieux à propos de notre rendez-vous imminent. La Grande Question apparaissait à chaque instant – « Mais où étiez-vous durant ces dix années ? », de manière fugace. Je sentais que j’étais sur la piste ; Carol Tiggs faisait signe de la main depuis le wagon de queue.
Dans un univers de dualité, Tiggs et Castaneda sont des contreparties énergétiques. Ils ne sont pas ensemble dans le monde comme mari et femme. Ils ont une énergie double ; pour un voyant, leurs corps d’énergie apparaissent comme deux œufs lumineux au lieu d’un seul. Cela ne les rend pas meilleurs que Donner-Grau ou Abelar ou quiconque – au contraire. Cela leur donne la prédilection, comme l’a dit une fois Juan Matus, d’être « doublement des trous du cul. »
Jusqu’à aujourd’hui, Castaneda n’a écrit que sur le monde de don Juan, jamais sur le sien. Mais « L’Art de Rêver » est parcouru par la présence sombre et étrange de Carol Tiggs – et il y règne des récits à faire dresser les cheveux sur la tête, sur ses excursions dans la seconde attention, notamment le sauvetage précipité d’un « être sensible d’une autre dimension », qui prend la forme d’une petite fille angulaire, au regard dur comme l’acier, appelé l’éclaireur bleu.
J’étais sur le point de partir quand le téléphone sonna. J’étais sûr que c’était Tiggs qui appelait pour annuler. C’était Donner-Grau.
Je lui racontai un rêve que j’avais fait le matin. J’étais avec Castaneda dans un magasin de souvenirs appelé La Piste du Coyote. Elle s’en foutait ! Elle dit que les rêves normaux étaient juste des « masturbations sans intérêt. » Cruelle sorcière sans cœur.
Elle dit : « Je voulais ajouter quelque chose. Les gens me disent : ‘ Vous rabaissez le féminisme – le leader de ce groupe était don Juan Matus et maintenant le nouveau nagual est Carlos Castaneda – pourquoi c’est toujours un mâle ?’
« Hé bien, la raison pour laquelle ces hommes sont les leaders est une question d’énergie – pas parce qu’ils en savent plus ou qu’ils sont meilleurs.
« Tu vois, l’univers entier est femelle ; le mâle est bichonné parce qu’il est unique. Carlos ne nous guide pas dans ce que nous faisons dans le monde, mais dans le rêve.
« Don Juan utilisait cette horrible phrase. Il disait que les femmes sont des chattes cinglées – ce n’était pas péjoratif. C’est précisément parce que nous sommes cinglées que nous avons une facilité pour rêver. Les mâles sont rigides de partout. Mais les femmes n’ont pas de sobriété, pas de structure, pas de contexte ; dans la sorcellerie, c’est ce que le mâle fournit. Les féministes deviennent enragées quand je dis que les femelles sont implicitement complaisantes, mais c’est vrai ! C’est parce que nous recevons la connaissance directement. Nous n’avons pas besoin d’en parler sans arrêt – c’est le processus du mâle.
« Sais-tu ce qu’est le nagual ? Le mythe du nagual ? C’est qu’il y a des possibilités illimitées pour chacun d’entre nous, pour être autre chose que ce pour quoi nous avons été élevés. Tu n’es pas obligé de suivre le chemin de tes parents. Que j’y parvienne ou pas est immatériel. »
Pour tes yeux seulement
Juste après avoir raccroché, le téléphone sonna à nouveau. Carol Tiggs appelait pour annuler. J’espérais ressentir un soulagement mais je me sentis abattu.
J’avais parlé à des gens qui avait assisté à sa conférence à Maui et en Arizona. Ils disaient qu’elle était fantastique ; qu’elle tenait la salle en haleine ; qu’elle faisait une super imitation d’Elvis. « Je suis désolée que nous ne puissions pas nous rencontrer », dit-elle. Au moins elle semblait sincère. « J’attendais cela avec impatience. »
Je répondis : « Ce n’est pas grave. Je vous verrai à l’une de vos conférences. »
« Oh, je ne pense pas refaire ça avant un moment. » Il y eut une pause.
Elle dit : « J’ai quelque chose pour toi. »
« Est-ce que c’est la lumière qui sort de vos seins ? »
Elle hésita un moment puis éclata en cascades de rire.
Elle dit : « Quelque chose de beaucoup plus dramatique. »
Je ressentis un tiraillement au fond de l’estomac.
Elle continua en disant : « Tu sais, on dit toujours que les gens ont cette scission entre le corps et l’esprit – ce déséquilibre, ce problème corps-esprit. Mais la vraie dichotomie se situe entre le corps physique et le corps d’énergie. Nous mourons sans avoir jamais réveillé ce double magique, et à cause de cela, il nous hait.
« Il nous hait tellement qu’il finit par nous tuer. C’est tout le secret de la sorcellerie : accéder au double pour accomplir le vol abstrait. Les sorciers sautent dans le vide de la perception pure avec leur corps d’énergie. »
Une autre pause. Je me demandais si c’était tout ce qu’elle allait dire. J’étais sur le point de parler mais quelque chose maintint mes mots sous contrôle.
« Il y a une chanson que don Juan trouvait magnifique – il disait que le parolier l’avait écrite avec beaucoup de justesse. Don Juan substitua un mot pour la rendre parfaite. Il plaça ‘liberté’ là où le compositeur avait écrit ‘amour. »
Puis la récitation fantomatique commença :
Tu ne vis que deux fois
A ce qu'il semble.
Une fois pour toi
Et une fois pour tes rêves.
Tu t'égares au fil des ans
Et la vie semble apprivoisée.
Jusqu'à ce qu'un rêve apparaisse
Et son nom est Liberté.
Et Liberté est un étranger
Qui t'attire
Ne penses pas au danger
Ou l'étranger s'en ira.
Ce rêve est pour toi
Alors payes-en le prix.
Fais que ce rêve devienne réalité...
(De « Tu ne vis que deux fois » par John Barry et Leslie Bricusse)
Elle garda le silence un moment.
Puis elle dit : « Fais de beaux rêves », parodiant le caquet d’une sorcière, et raccrocha.
Le chatouillement du nagual
A mesure que les jours refroidissaient, il était facile de ressentir du regret – à propos de tout, même du prozac. Et si Castaneda n’inventait rien ? Si c’est vrai, alors tu es vraiment dans le pétrin.
Nous nous sommes vus pour la dernière fois un jour froid, à la plage, près du ponton. Il dit qu’il ne pouvait pas rester très longtemps. Il était désolé que je n’aie pas pu rencontrer Carol Tiggs. Une autre fois. Je sentais un peu plus le pauvre bébé – Damned, je veux juste être aimé. J’étais aussi effrayé que Lee Marvin ; j’étais Rutger Hauer avec une écuelle en étain ; Un Jésus du Kilomètre Miraculeux braillant. Et Jésus regardait tous les gens et disait : J’en ai tellement marre.
Je dis : « Racontez moi la dernière fois où vous avez ressenti de la nostalgie. »
Il répondit sans hésitation.
« Quand j’ai dû dire au revoir à mon grand-père. Il était mort depuis longtemps à cette époque. Don Juan me dit qu’il était temps de dire au revoir : je me préparais à un long voyage, sans retour. ‘ Tu dois dire au revoir’, m’a-t-il dit, ‘parce que tu ne va jamais revenir.’ J’ai conjuré mon grand-père en face de moi – je l’ai vu, parfaitement en détails. Une vision totale de lui. Ses yeux dansaient. Don Juan me dit : ‘Dis au revoir, à jamais.’ Oh l’angoisse ! C’était le moment de laisser tomber la bannière, et je l’ai fait. Mon grand-père est devenu une histoire. Je l’ai raconté des centaines de fois. »
Nous marchâmes jusqu’à sa voiture.
Il dit : « Je sens un chatouillement dans mon plexus solaire. Cela veut dire qu’il sera bientôt temps de partir. » Il frissonna avec délice. « Que c’est exquis ! »
Tandis qu’il mettait le contact, il me dit à travers la fenêtre : « Au revoir, illustre gentleman ! »
La diminution des lumières
J’avais entendu dire qu’une conférence allait avoir lieu à San Francisco. J’étais en train de finir d’écrire sur eux mais je décidai d’y aller. Pour visser un bouchon, pour ainsi dire.
L’auditorium était dans un parc industriel de la Silicon Valley. Son avion était en retard ; lorsqu’il entra, le hall était rempli. Il parla avec éloquence durant trois heures sans faire de pause. Il répondit aux questions avec provocation, sollicitation, et évitement. Personne ne bougea.
A la fin, il parla de tuer l’ego. « Don Juan avait une métaphore : ‘Les lumières diminuent, les musiciens rangent leurs instruments. Il n’y a plus de temps pour danser : il est temps de mourir.’ Juan Matus disait qu’il y avait un temps infini, et pas de temps du tout – cette contradiction, c’est la sorcellerie. Vivez ! Vivez pleinement. »
Un jeune homme de l’audience se leva.
« Mais comment pouvons-nous faire cela sans l’aide de quelqu’un comme don Juan, Comment pouvons-nous faire ça sans se joindre à vous ? »
« Personne ne se joint à nous. Il n’y a pas de gourous. Nous n’avons pas besoin de don Juan », dit-il avec emphase. « J’avais besoin de lui – afin que je puisses vous l’expliquer. Si vous voulez la liberté, vous avez besoin de décision. Nous avons besoin d’une masse dans le monde ; nous ne voulons pas être des masturbateurs.
« Si vous récapitulez, vous rassemblerez de l’énergie – nous vous trouverons.
Mais vous avez besoin de beaucoup d’énergie. Et pour cela, vous avez besoin de travailler très dur. Alors, suspendez votre jugement et saisissez l’option. Faites-le.
« Don Juan disait : ‘L’un d’entre nous est un trou du cul. Et ce n’est pas moi.’ » Il fit une pause. « C’est ce que je suis venu vous dire aujourd’hui. » Tout le monde explosa de rire et se leva en applaudissant tandis que Castaneda quittait la salle par la porte de derrière.
Je voulais le poursuivre, lui crier : « S’il vous plaît, aimez-moi ! » Cela aurait fait une bonne blague. Mais j’avais oublié mon écuelle en étain.
Je marchais sur le trottoir, sur les bords d’une flaque dans l’obscurité. Une brise légère dispersa les fragiles feuilles sur ses bords. Une de nos conversations me revint – il avait parlé d’amour. J’entendis sa voix et m’imaginais dans le wagon de queue, me tournant doucement pour faire face aux mots qui avançaient…
Il avait dit : « Je suis tombé amoureux quand j’avais neuf ans. J’ai vraiment trouvé mon autre Moi. Vraiment. Mais ce n’était pas mon destin. Don Juan me dit que j’aurais dû être statique, immobile. Mon destin était dynamique. Un jour, l’amour de ma vie – cette fille de neuf ans ! – déménagea. Ma grand-mère me dit : ‘Ne sois pas lâche, retrouve-la !’
« J’aimais ma grand-mère mais je ne lui ai jamais dit, parce qu’elle m’embarrassait – je pensais qu’elle avait un défaut de prononciation. Elle m’appelait ‘afor’ au lieu de ‘amor’. C’était juste un accent étranger, mais j’étais très jeune, je ne savais pas.
« Ma grand-mère fourra un tas de pièces dans ma main. ‘ Vas la retrouver ! Nous la cacherons et je l’élèverai !’ Je pris l’argent et m’apprêtai à partir. Un instant après, l’amant de ma grand-mère murmura quelque chose à son oreille. Elle se tourna vers moi, avec un regard vide. ‘Afor, dit-elle, afor, mon précieux chéri…’ Et elle reprit l’argent. ‘Je suis désolée mais nous manquons de temps.’ Et j’oubliai toute l’histoire – c’est grâce à don Juan que je l’ai retrouvée, des années plus tard.
« Cela me hante. Quand je sens le chatouillement – et l’horloge qui dit qu’il est minuit moins le quart – j’ai des frissons ! Je tremble, jusqu’à ce jour !
« ‘Afor…mon chéri. Nous manquons de temps.’ »