Entretien avec Carlos Castaneda
Par Concha Labarta
Incroyable & Scientifique, revue n°3 - 1er trimestre 1995
En navigant à travers l'inconnu
Son maître, l'indien Yaqui Don Juan Matus, a conquis les coeurs de millions de personnes à travers le monde, et toute une génération a été marquée par les livres de Carlos Castaneda. En dehors de quelques apparitions sporadiques, l'héritier de Don Juan a été inaccessible pendant des années. Aujourd'hui, Carlos Castaneda traverse la brume qui l'entoure et au cours d'une interview, en exclusivité absolue pour Incroyable, il rompt son silence pour nous parler de l'aventure du sorcier qui a perçu l'inconcevable. Les voyages à travers l'inconnu nous ont donné un Carlos Castaneda très déterminé qui continue à défier notre imagination et nous propose, comme le fit en son temps Don Juan, une revolution totale qu'il appelle "la liberté".
Trois décennies ont passé depuis que Carlos Castaneda a entrepris la grande aventure de la connaissance sous la tutelle de cette figure magistrale qui répond au nom de Juan Matus, personnage inoubliable, présence formidable et constante pour les dizaines de milliers de lecteurs du monde entier qui, pendant des années, se sont délectés des récits et des péripéties "vivantes" de l'anthropologue converti en apprenti sorcier.
Depuis qu'en 1968 est apparu le premier livre de la saga, l'accueil et l'impact de son oeuvre ont été qualifiés de véritable phénomène de l'édition.
Certains on vu en Castaneda le plus grand génie littéraire et spirituel des dernières générations, pour d'autres il s'agissait-là d'une nouvelle façon de faire de l'anthropologie.
Il y avait ceux qui croyaient que Don Juan était un personnage tout à fait réel et ceux qui étaient persuadés de se trouver devant une fiction littéraire intelligemment conçue. Des centaines d'articles ont été écrits sur "le phénomène Castaneda" qui divisa les plus grandes autorités en anthropologie du moment.
Une multitude de livres et d'essais, les interprétations les plus variées sur le contenu de ses livres, des biographies apocryphes et tout un univers de rumeurs : Castaneda est mort, c'est un vieux vénérable, il n'a jamais existé, il s'est suicidé, il a disparu, il est devenu fou...
Étranger à la polémique, étranger même à ceux qui osèrent supplanter sa personnalité ou qui s'enrichirent en se présentant comme ses disciples, l'écrivain, déjà converti en sorcier, ne répondit jamais aux critiques, comme si aucune d'entre elles ne pouvait l'atteindre.
A part quelques très rares interviews accordées de temps à autre (essentiellement à des revues nord-américaines), il suivit méticuleusement les indications de Don Juan et effaça complètement son histoire personnelle, s'entoura d'une "brume" inexpugnable et se convertit ainsi en une figure quasi légendaire, probablement sans l'avoir désiré. Toutefois, au cours de ses déclarations sporadiques, Castaneda persistait à affirmer que l'idée qu'il ai pu "inventer" Don Juan était complètement inconcevable, et que lui-même était seulement le rapporteur de techniques très anciennes.
Sa disparition de la scène publique obéissait de toute façon à une stratégie très élaborée : acquérir la liberté totale afin de pouvoir se "faufiler" dans tous les "mondes" possibles, pour "voir" sans préjugés et exprimer au maximum les possibilités de la nature humaine ; la liberté de ne pas être happé par les descriptions de la réalité, quelles qu'elles soient.
"Lorsqu'on le connait, - affirmait il y a de cela neuf ans l'écrivain Graciela Corvalan, après avoir eu plusieurs entretiens avec lui, - ses livres deviennent crédibles."
Un nouveau livre, L'Art De Rêver, paru récemment, a confirmé à ses nombreux disciples que Castaneda est toujours en vie, toujours fidèle à sa trajectoire, essayant de percer le mystère si vaste que Don Juan lui a légué.
Mais il y a d'autres nouveautés : deux femmes, Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar, élèves elles aussi de Don Juan, sortent de leur anonymat et racontent à travers leurs livres, leur apprentissage si particulier auprès du groupe de sorciers "dirigés" par Juan Matus.
Leur point de vue, différent de celui de Castaneda, mais cependant complémentaire, correspond au sien concernant les postulats fondamentaux : le consensus social détermine et limite, généralement à vie, notre perception de la réalité, mais nous avons la possibilité de pénétrer dans d'autres mondes tout aussi réels que celui-ci si nous arrivons à accumuler l'énergie necessaire pour une telle entreprise.
Nous pourrions devenir les témoins de l'impossible si nous acceptions l'argument révolutionnaire d'un changement personnel total, en rupture avec la conception traditionnelle de ce que nous sommes.
Ce qui suit est seulement une des nombreuses interviews possibles pouvant être menée avec quelqu'un d'aussi fuyant, et comportant d'aussi nombreuses facettes que Carlos Castaneda (l'écrivain continue à exiger qu'il n'y ait ni photographies ni magnétophones pour enregistrer sa voix).
Notre intention n'était pas de revenir sur les vieilles controverses qui n'apportent rien au contenu essentiel de son propos, mais plutôt d'essayer d'éclaircir, dans la mesure du possible, quelques-uns des doutes communs à toutes les personnes pour qui les livres de Carlos Castaneda ont été un fait marquant dans leur vie et qui par la suite ont essayé, avec plus ou moins de chance, de mettre en pratique ses suggestions.
A ce que nous sachions, c'est la première fois que Carlos Castaneda se prononce publiquement d'une manière aussi catégorique sur le thème épineux de tous ceux qui ont "adopté" ses connaissances et donnent aujourd'hui des cours ou séminaires sur "le chemin du guerrier", en même temps qu'il nous donne de nouvelles pistes sur sa position actuelle de "sorcier" et "nagual", sur ses aspirations, doutes et craintes, et même sur la destinée du maître et de son groupe de "navigateurs de l'inconnu".
"Tu apprends malgré toi, telle est la règle," lui dit Don Juan au début de leur association. A une certaine occasion, l'apprenti décrivit le maître comme quelqu'un qui vivait complètement dans un temps magique et qui de temps en temps seulement, s'installait dans le temps ordinaire.
Il est possible qu'il en soit de même aujourd'hui pour l'auteur qui, abandonnant pour quelques instants son temps magique, viendrait essayer de nous l'expliquer et nous inviter à un voyage à travers l'indescriptible.
Castaneda a laissé les paroles de Don Juan parler d'elles-mêmes et nous en faisons de même avec les siennes. Et le Castaneda qui nous parle aujourd'hui semble être au bout du chemin. Au-delà, nous attend le mystère.
Le nagual doit faire usage de son effort et de sa discipline
afin de guider "les pratiquants" à travers le flux énergétique de l'univers.
Il doit avoir l'équilibre et la sagesse nécessaires pour pouvoir affronter une telle tâche.
Dans vos livres, vous avez expliqué que chaque nagual apporte de nouvelles caractéristiques à sa lignée. Quelles sont ces caractéristiques en ce qui vous concerne? Votre chemin ou but est-il différent de celui tracé par votre maître Don Juan?
En premier lieu, j'aimerais préciser que le terme lignée, bien qu'il ait été largement utilisé, n'est pas du tout adéquat. En réalité, dans le monde des sorciers comme Don Juan, la lignée au sens ou nous l'entendons, c'est-à-dire ascendance- descendance, n'existe pas. Dans ce monde, il existe un agrégat de personnes qui ont un but ou un intérêt commun, il existe des participants, des pratiquants du système de connaissance que Don Juan a essayé de promulguer parmi nous. Le gérant ou dirigeant de ces participants, est connu comme étant le nagual, un être dont l'énergie lui permet de pénétrer dans des zones interdites à la perception quotidienne.
Chaque nouveau nagual apporte ses caractéristiques personnelles qui ont une influence sur les pratiquants de son époque.
Dans mon cas, ma contribution personnelle réside dans mon intérêt académique pour les sciences sociales. L'objectif final de cet intérêt est le désir que le champ philosophique de l'homme occidental s'étende au monde des sorciers.
Et c'est sur ce point là que le chemin de Don Juan et le mien sont différents.
En effet, conceptualiser sa connaissance ne l'intéressait pas du tout.
Lorsque j'essayais de le forcer à le faire, il pouvait tout expliquer avec clarté et précision, mais "expliquer" n'était pas son désir. Il agissait sans se préoccuper de comprendre, et il disait que : "soit on perd son temps en detour intellectuels, soit on agit". Je suis différent, je veux comprendre les processus de sorcellerie de Don Juan, non pas d'une manière intellectuelle mais plutôt énergétique.
Ce que je veux dire par là, c'est que je crois qu'il est possible de se plonger dans les méandres énergétiques de l'univers sans pour autant transformer celà en processus cérébral.
Qu'implique et que signifie pour vous le fait d'être le nouveau nagual?
Cela veut dire être nominativement à la tête d'un groupe de pratiquants des enseignements de Don Juan. D'un point de vue abstrait, cela implique que le nouveau nagual est responsable de l'apprentissage de la perception de chacun de ces pratiquants. Etant donné qu'ils sont tous déterminés à suivre les pas de Don Juan, le nagual doit faire usage de sa force et de sa discipline personnelles afin de les guider à travers les flux énergétiques de l'univers.
Le nagual doit avoir l'équilibre et la sagesse nécessaire pour pouvoir affronter une telle tâche.
LE MONDE DU NAGUAL
Comment pourriez-vous nous décrire le monde du nagual actuel?
C'est le monde des sorciers dans lequel Don Juan nous a introduit. On ne peut pas vraiment le considérer comme un monde séparé du quotidien mais plutôt comme quelque chose de différent, une façon d'être. C'est un monde dans lequel, par exemple, donner sa parole est un acte définitif qui ne peut être annulé.
Une promesse de cette nature est comme un document légal sans changement possible. Sur un plan plus abstrait, le monde du nagual est un monde où l'on perçoit des choses de façon inhabituelle. Don Juan expliquait le surgissement d'évènements inhabituels en disant que la condition requise essentielle pour l'homme en général est d'arriver aux silence total.
Pour rompre le dialogue intérieur," disait-il, "il faut atteindre la façon d'être des sorciers, pénétrer dans un monde où les perceptions inconcevables sont le lot quotidien".
Cela ne semble pas être facile à atteindre ...
La façon dont Don Juan arriva à faire cesser le dialogue intérieur de ces disciples a été de les forcer au silence, seconde après seconde. On pourrait dire que le silence "s'agglutine" seconde après seconde, jusqu'à arriver à un seuil limite et individuel qui existe en chacun de nous. En ce qui me concerne, je l'ai atteint au bout de 15 minutes, par accumulation de silence. Le monde s'est transformé et j'ai commencé à percevoir d'une manière indescriptible. Pour y arriver, la seule pratique possible et à conseiller est la volonté, le désir intense d'y arriver, pas à pas. Ce qui est difficile à admettre c'est que la personne ne vous enseigne pas comment faire ces pas, et ne vous prend pas par la main en vous proposant de vous guider à chaque moment. Don Juan disait que l'essentiel était uniquement la volonté, propre à chacun d'entre-nous, d'arriver au silence.
Qui fait partie du monde actuel du nagual?
Les disciples de Don Juan : Carol Tiggs, Taisha Abelar et Florinda Donner-Grau.
Il y a eu d'autres disciples indiens. Cependant, elles furent les seules à arriver à l'état requis de silence total. Je sais qu'aux Etats-Unis et en Amérique Latine, plusieurs personnes se déclarent elles-mêmes disciples de Don Juan ou de nous, mais ce qui est sûr, c'est que nous n'avons pas d'élève, que nous n'en avons jamais eu, non pas par manque d'intérêt ou de désir de notre part, mais plutôt parce que personne n'ose entreprendre et développer le changement d'habitudes et de raisonnement, ni ne possède la discipline nécessaire pour accéder au monde des sorciers. Ce monde n'est ni une fiction, ni une idéalisation. C'est un état de changements, d'efforts, de faits radicaux. Don Juan ne se définissait pas lui-même comme étant un sorcier ou un homme spirituel, mais comme un navigateur croisant les eaux inconcevables de l'inconnu. "Pour naviguer sur cette mer" disait-il,"il faut de la discipline, de la sagesse et un 'cran' d'acier".
UNE CHANCE POUR TOUS
Vous paraissez prétendre qu'il faut avoir accumulé une quantité suffisante d'énergie pour accéder à la sorcellerie mais, en ce domaine, il semble que tout le monde ne possède pas les mêmes dons à la naissance. Existe-t-il vraiment une telle possibilité pour tous?
Effectivement, pour accéder au monde de Don juan Matus il faut posséder l'énergie suffisante et vous êtes dans le vrai lorsque vous dîtes que tous les êtres humains naissent inégalement doués pour cela. J'ajouterai, pour ma part, que personne n'a l'énergie suffisante, nous avons tous pratiquement la même possibilité. Il y a certainement des gens qui possèdent beaucoup plus d'énergie que d'autres, mais cela leur sert uniquement à faire face aux besognes quotidiennes. Une telle quantité d'énergie n'a aucune utilité lorsqu'il s'agit d'accéder au monde des sorciers. En effet, seuls peuvent y parvenir ceux qui ont une qualité d'énergie particulière, résultant d'une discipline et d'une volonté de fer.
Peut-être est-il possible d'affronter le monde quotidien sans perdre d'énergie?
Les sorciers comme Don Juan affirment que cela est possible ; ils disent que les évènements de la vie quotidienne ne sont désastreux pour nous que si nous les faisons passer par le filtre de "l'importance personnelle".
Nous sommes si égocentriques et nous nous croyons si importants que la moindre contrariété nous accable. Nous gaspillons tellement d'énergie à vouloir présenter et défendre notre "moi" à chaque instant qu'il ne nous en reste plus lorsqu'il s'agit d'affronter une quelconque adversité.
Ce gaspillage est, semble-t-il, inévitable car nous nous maintenons exclusivement sur le chemin tracé par notre socialisation.
Si nous osions changer de voie, changer notre manière d'être, ne serait-ce qu'en supprimant l'impact de "l'importance personnelle", nous arriverions à quelque chose d'inouï : ne pas gaspiller notre énergie quotidienne et posséder ainsi les conditions énergétiques qui nous permettraient de "percevoir" beaucoup plus que ce que nous croyons.
Est-il possible d'y arriver sans l'aide d'un nagual?
La proposition de Don Juan est accessible à tous ceux qui atteignent le silence total. Faire cesser le dialogue intérieur est un projet final que l'on peut mener à bien par n'importe quel moyen. La présence d'un maître ou d'un guide n'est pas superflue, mais n'est pas non plus absolument nécessaire. Ce qui est indispensable toutefois, c'est l'effort quotidien pour accumuler le silence. Don Juan disait qu'arriver au silence total équivaut à "arrêter le monde." C'est à ce moment-là que l'on voit le flux de l'énergie dans l'univers qui nous entoure.
RÊVE ET RECAPITULATION
Dans vos livres vous utilisez le concept de l'aigle qui dévore la conscience à l'heure de notre mort, et vous parlez aussi de "l'esprit". Peut-être s'agit-il de deux termes équivalents? C'est en quelque sorte ce que vous appelez "l'aigle comparable à l'esprit."
Les sorciers considèrent qu'une force hors du commun nous prête la conscience d'être et nous la reprend à la fin de notre vie, après qu'elle se soit enrichie de nos expériences individuelles.
La récapitulation est la manière de rendre à cette force ce qu'elle nous a prêté
afin qu'elle nous laisse passer pour aller vers "la liberté".
Votre question, d'un point de vue intellectuel, est très vraie, mais elle est en même temps absurde. Je ne saurais vous répondre car personnellement je ne sais pas ce qu'est "l'aigle qui dévore la conscience" ni ce qu'est "l'esprit."
Les deux sont des termes concrets qui tentent de décrire l'ineffable, l'inouï qui ne peut être décrit.
Chaque fois que je posais à Don Juan des questions qui n'avaient pas de réponse, il me chantait une chanson, " Demande-le aux étoiles qui, la nuit, me voient pleurer..."
Quelle relation existe t-il entre ce que vous appelez le rêve et ce que d'autres auteurs ont appelé le "rêve éveillé"?
Il n'y en a pas. Le rêve est une manoeuvre de sorciers qui, grâce à leur discipline de fer, transforment les rêves ordinaires, qu'ils soient lucides ou vagues, en quelque chose de transcendental.
Je ne connais personne qui, dans le monde de tous les jours, possède la discipline nécessaire pour mener à bien cette transformation.
Les "rêves éveillés" sont très vifs mais on ne peut les utiliser comme flux énergétique pour amener notre "conscience d'être" vers d'autres monde aussi réels et concrets que, par exemple, celui de nos tâches quotidiennes.
Vous avez souligné à plusieurs reprises l'importance de la récapitulation, et de nombreuses personnes inspirée par vos paroles ont essayé de la pratiquer. Pourriez-vous faire un commentaire sur la méthodologie et les résultats concrets de cet exercice?
La récapitulation, pour Don Juan, était une méthode indispensable pour emprunter le chemin vers la liberté. Ce n'est pas une technique pour récupérer de l'énergie mais plutôt un acte en accord avec la "vision" des sorciers. Ces derniers considèrent que le fait que nous ayons une "conscience d'être" est un état universel. Une force hors du commun prête la "conscience d'être" a tous les "nouveux-nés", qu'il s'agissent de virus, d'amibes ou d'êtres humains. A la fin de la vie, cette même "force hors du commun" reprend à chacun de ces êtres la "conscience d'être" prêtée qui s'est enrichie de leur exitence individuelle.
La récapitulation, pour les sorciers, est le moyen de rendre à cette "force hors du commun" ce qu'elle nous a prêté au moment de notre naissance. Ce qui est trés surprenant, disait Don Juan, c'est que cette force se contente de la récapitulation.
Puisque l'unique chose qu'elle nous réclame est "la conscience d'être", en la lui rendant sous forme de récapitulation, elle ne nous ôte pas la vie à la fin, mais au contraire nous laisse passer pour aller vers la liberté. Ainsi est l'interprétation théorique que les sorciers font de la récapitulation.
La méthodologie pour mener à bien cette entreprise est trés simple. Tout d'abord, chacun fait une liste de toutes les personnes avec lesquelles il a eu des relations, depuis le présent jusqu'à, probablement, l'instant de la naissance. Il s'agit de revivre chacune des relations qu'on a eu avec chaque individu de la liste, non seulement en se les rappelant, mais aussi en les "revivant".
Ceci doit être accompagné d'une respiration rythmique trés lente, de droite à gauche et en expirant au milieu, respiration que l'on nomme "l'éventail" car elle "évente" les souvenirs.
Don Juan disait que le monde des mystiques est un monde fait de "liseurs" de l'inconnu, un monde mort, alors que celui des sorciers est un monde vivant et réel dans lequel on peut pénétrer totalement.
Les sorciers croient qu'en revivant toutes nos expériences, nous les offrons à cette force hors du commun qui nous détruit. Comme cette façon de faire n'a rien à voir avec des exercices psychologiques, comme la psychanalyse par exemple, revivre les expériences vécues implique de récupérer l'énergie que l'on a dispersé.
Et comment pouvons-nous savoir que la récapitulation est correctement réalisée?
Les résultats concrets sont une augmentation de l'énergie et un état de bien-être. La présence de ces deux sensations est un indice prouvant que la récapitulation s'effectue de manière correcte.
UN RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE
Dans votre dernier livre, "L'Art de Rêver", vous décrivez spécialement ce que vous-même appelez la "Seconde Attention" comme étant un monde féroce plein de dangers et de pièges qui n'a rien à voir avec les récits d'un monde placide et heureux dont nous parlent les autres traditions. A quoi sont dues ces différences? Pourquoi les connaissances de votre lignée sont-elles si différentes de celles provenant d'autres sources?
Ce que les sorciers appellent "Seconde Attention" est réellement un monde plein de dangers et de pièges, mais ces derniers sont les mêmes que ceux de notre monde.
Et il est certain que la "Seconde Attention" n'a rien à voir avec un monde placide et heureux. Don Juan expliquait cette divergence en disant que le monde des sorciers est un monde vivant concret et réel, dans lequel on peut pénétrer totalement. Il disait aussi que le monde des mystiques est un monde mort, imaginaire qui n'a rien à voir avec la réalité de la lutte et de l'incessant changement d'un monde vivant et réel. Comme je vous l'ai déjà dit, Don Juan considérait que les sorciers étaient des navigateurs qui voyageaient sur la mer de l'inconnu. Au début, je pensais qu'il s'agissait d'une métaphore poétique, mais par la suite, je me suis rendu compte que c'était la description phénoménologique d'une façon d'être. Don Juan disait qu'il était impossible que l'homme occidental soit simpliste au point de croire aux "complaisances" mystiques de ceux qui n'avaient jamais navigué dans l'inconnu délibérément mais plutôt par préméditation.
Récemment, Florinda-Donner Grau et Taisha Abelar ont publié des livres sur leur propre apprentissage avec Don Juan. Y a-t-il un motif qui justifie leur décision de rompre le silence?
Toutes les deux ont décidé d'écrire à propos de leurs expériences sur le "chemin du guerrier" après le retour de Carol Tiggs qui fut absente pendant dix ans. Le fait qu'elle soit revenue parmi nous a causé un changement radical dans la perspective tracée par Don Juan, et notre isolement, imposé par ce dernier, se transforma en son contraire. A cause de ce changement, les paramètres du monde des sorciers ont acquis une importance considérable pour les trois disciples de Don Juan, Florinda Donner, Taisha Abelar et Carol Tiggs. En vertu de leur propre impeccabilité, elles devinrent les représentantes authentiques de ce dernier. Elles se posèrent elles-mêmes la question de savoir si elles allaient écrire à propos de leur apprentissage, chose que je trouve extraordinairement approprié, car personne d'autre qu'elles ne pourrait rendre compte aussi exactement de la complexité de Don Juan en tant que maître magistral.
Qu'est-il advenu du reste des apprentis qui nous étaient familiers par l'intermédiaire de vos livres? Continuez-vous d'avoir, de quelque manière, des liens avec eux?
Ils ne sont plus avec nous pour une raison très simple : ils ne peuvent pas satisfaire mes exigences académiques. Il était nécessaire que les apprentis s'adaptent au tempérament du nouveau nagual, ce qui dans mon cas signifiait avoir un rendez-vous avec la connaissance.
Les autres apprentis auraient voulu que je sois comme eux, c'est à dire simplement un pratiquant de la connaissance de Don Juan. Une telle chose n'était pas possible, cela aurait dû être l'inverse, comme le dicte le tradition. Ce n'est donc pas moi qui les ai abandonné mais plutôt eux qui m'ont délaissé. Actuellement, ils placent tout leur espoir en Don Juan, espérant que celui-ci, au moment définitif, leur viendra en aide.
Une fois que Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar eurent écrit leur livres, notre relation avec les autres apprentis prit fin car dans leurs écrits, elles réaffirmèrent leur relation avec "l'intellect" et par conséquent avec le nouveau nagual.
LA MORT ALTERNATIVE : OU SE TROUVE DON JUAN ?
Parlez-nous donc de cette mort alternative des sorciers. Devons-nous voir là une méthaphore ou un fait réel? Désirez-vous, vous-même et votre groupe, l'atteindre?
Permettez-moi de préciser que nous ne formons pas un groupe. Chacun d'entre nous, étudiants du savoir de Don Juan, est un individu isolé. Ce qui nous unit, c'est notre but d'atteindre la liberté, mais ce n'est pas un motif suffisant pour faire de nous un groupe cohérent. Être consumé par le feu intérieur est une alternative à la mort physique ; ce n'est pas une métaphore mais bien un fait réél, bien qu'incompréhensible. Don Juan expliquait le feu intérieur comme étant une condition de tension énergétique créée par le fait de se rallier au désir de suivre les prémices du chemin du guerrier.
Cette tension physique provoque une explosion énergétique qui transforme chaque cellule de l'être vivant en une "conscience d'être", c'est-à-dire en énergie pure. Bien sûr chacun d'entre nous désire atteindre cet état final. Don Juan l'appelait la liberté totale, car, pour lui, cet état supposait la perception de l'univers qui nous entoure libéré de toute interprétation basée sur notre socialisation et notre langage.
Don Juan voulait la liberté. A t-il atteint son but?
Don Juan affirmait que mourir comme meurent les sorciers c'est amener la conscience d'être à un niveau incompréhensible pour l'esprit linéaire. Mourir consumé par le feu intérieur équivaut à transformer tout notre être physique en conscience d'être. Don Juan est mort ainsi et, ce faisant, il a atteint ce que les sorciers appellent la liberté totale. La conscience d'être, accrue par l'apport de notre partie physique, atteint des niveaux indescriptibles. La liberté pour les sorciers, c'est la liberté de "percevoir" comme des êtres entiers et non comme des hommes : des singes enchaînés par la socialisation et le langage.
Où s'en est-allé Don Juan, s'il est possible de décrire l'endroit?
Carol Tiggs et Florinda Donner-Grau assurent qu'elles ont une relation de savoir avec Don Juan. Elles pensent que lui et le reste des sorciers qui l'accompagnent se sont fait attraper dans l'un des états du monde, ce que les sorciers appellent les "pelures de l'oignon". Elles affirment que Don Juan n'a pas pu s'échapper de l'univers jumeau du notre, l'univers des êtres inorganiques, car si lui-même était un homme abstrait, son groupe était formé de praticiens bien concrets. Elles disent que si le degré d'abstraction de ces derniers avait été plus élevé, le jaillissement de la conscience d'être de chacun d'eux aurait eu une portée plus grande. Peut-être que la conscience d'être de Don Juan est restée "coincée" quelque part dans un lieu où il ne désirait pas aller, un état non approprié à son tempérament.
Quoi qu'il en soit, un nagual est capable de modifier les situations en fonction de nombreuses circonstances. Personnellement, je crois que la seule chose qui existe pour le nagual c'est la lutte. Un nagual conçoit qu'il est là où il est parce que c'est précisément là qu'il doit être et c'est à partir de là qu'il continue son chemin.
LA FIN D'UNE LIGNEE
A plus d'une occasion, vous avez affirmé que vous étiez les derniers, qu'avec vous s'arrêtait cette lignée. Cela signifie-t-il que le legs de Don Juan se perdra à jamais?
En effet, c'est avec nous que s'achève la lignée de Don Juan. Mais le souhait de Don Juan était que je transforme cette situation négative en quelque chose de très positif, en faisant en sorte que l'idée de la liberté soit à la portée de tous. Si une telle chose était possible, la lignée de Don Juan ne s'arrêterait pas, bien au contraire, elle se ramifierait et deviendrait ainsi une immense foule. Mon désir que cela puisse se produire est intense et je m'y emploie impeccablement.
Je peux seulement dire que je l'espère désespérément, mais tout ceci est entre les mains de l'esprit et de notre propre impeccabilité. Il est sûr que quelque chose nous aiguillonne afin que nous terminions comme Don Juan, consumés par le feu intérieur. Nous ne désirons pas opposer une quelconque résistance, mais plutôt proposer un argument de valeur, suffisant pour pouvoir continuer notre labeur et disposer du temps dont nous avons besoin.
Pendant ce temps, il y a une prolifération de personnes qui donnent des cours sur votre systéme de connaissance, qui utilisent vos concepts et ont fait une libre adaptation des enseignements de Don Juan. Quelle est votre opinion à ce sujet?
Je ne crois pas qu'il soit possible d'enseigner ou de donner des cours sur le savoir de Don Juan.
Pendant des années, j'ai moi-même donné des conférences à propos de mon apprentissage avec lui, mais il semble que la seule chose à laquelle je sois arrivé, c'est de fournir un vocabulaire à une série de personnes qui, grâce à cela, sont devenues célèbres. Ce que propose Don Juan nous conduit à des faits palpables qui nécessitent une grande attention et un dévouement total. Ce qui est injuste dans ces cours d'apocryphes, c'est qu'il existe véritablement un grand nombre de gens intéressés par le savoir de Don Juan et qu'il est lamentable que certains profitent cyniquement de la situation ; ils gagnent de l'argent mais ne peuvent rien enseigner. Il est très clair que seul l'intérêt économique est sous-jacent.
Bien évidemment, ceux qui assitent à ces cours ne pourront rien en tirer.
Aucun d'entre nous, les disciples de Don Juan, ne peut enseigner comme lui, parce que nous n'avons pas été mandatés pour faire une telle chose.
Mais la question qui me vient à l'esprit est "comment donc des personnes qui ne se rendent même pas compte de ce que faisait Don Juan, peuvent-elles le faire?"
Se consumer dans le feu intérieur est une alternative à la mort physique,
un fait réel bien qu'incompréhensible. Don Juan est mort ainsi et, ce faisant, il a atteint ce que les sorciers appellent "la liberté totale."
LES MYSTERES DE LA PERCEPTION
Avec le rêve, la traque est une autre des prémices essentielles qui apparaissent dans vos livres et qui a aussi été l'objet des plus diverses interprétations. Que signifie exactement "traquer"?
Qon Juan appelait traquer l'acte de déplacer le point s'assemblage et de le maintenir fixe, là où s'est déplacé.
Le point d'assemblage est un concept des sorciers, qui maintiennent que la perception des êtres humains s'effectue en un point invisible pour l'oeil normal, un point situé à la hauteur des omoplates, non pas dans le corps physique mais dans la masse énergétique, à environ un mètre derrière le dos. C'est là où, selon les sorciers, convergent des millions de fibres énergétiques de l'univers, qui, grâce à un acte d'interprétation, se transforment en perception du monde quotidien.
Les sorciers affirment que si le point d'assemblage se déplace à un endroit différent de sa place habituelle, une autre série de filaments énergétiques convergent vers lui et par conséquent un autre monde devient accessible à notre perception. Le point d'assemblage se déplace grâce au rêve ou par l'intermédiaire d'actions pratiques. Une fois ceci obtenu, le maintenir fixement sur sa nouvelle position est un véritable art. Qui ne peut y arriver ne pourra jamais percevoir de nouveaux mondes dans leur totalité ; il pourra tout juste les percevoir de façon partielle et chaotique. Nous pourrions dire que la perception se fixe à mesure que le point d'assemblage se fixe et c'est la raison pour laquelle il est essentiel de posséder l'énergie suffisante.
Vous avez parlé de déplacer le point d'assemblage à l'aide d'actions pratiques. Quel genre d'actions?
En règle générale, les traqueurs ont suffisamment d'énergie pour dominer l'art de traquer grâce à une façon de se comporter, comme par exemple celle qui consiste à s'insérer volontairement dans des dissonances cognitives. C'est de cette manière, par exemple, que Taisha Abelar a appris à traquer. L'un des changements de comportement que les sorciers lui firent vivre, fut de la transformer en mendiante. Pendant un an, ils l'envoyèrent chaque jour, sale et déguenillée, mendier à la porte des églises. La tâche de Taisha consistait à se transformer complètement en mendiante afin que son comportement coïncide parfaitement avec les idées préconçues que les gens se font d'un mendigot. Taisha ne faisait pas cela comme une actrice, qui joue un rôle durant seulement quelques instants, mais elle était complètement dans la peau d'une mendiant. Un autre exemple de traque est ce que me fit faire Dona Florinda, la compagne de Don Juan, lorsqu'elle m'envoya travailler pendant deux ans comme cuisinier, travail qui occupait chaque jour tout mon temps. Un autre exemple encore de traque est celui décrit par Taisha Abelar dans son livre : on la fit vivre pendant un an dans d'énormes arbres. Le résultat de ces manoeuvres est que la personne change au point d'être complètement transformée. C'est cela traquer.
Recommandez-vous ce type d'exercice à ceux qui désirent adhérer à vos propositions?
Il est entendu que c'est une tactique de sorciers très difficile à réaliser dans les circonstances du monde quotidien. Je ne sais pas comment quelqu'un pourrait guider une autre personne dans l'art de traquer sans y être lui-même parvenu auparavant. Mon opinion est qu'une telle chose est une tromperie bien calculée et il est injuste que des personnes vraiment intéressées tombent dans un tel piège. Entre autres choses, pour pouvoir traquer, il est indispensable d'être impeccable avec les autres et avec soi-même, afin de ne pas tomber dans le mensonge. On ne peut traquer qu'une fois que l'on est arrivé à un équilibre entre l'attachement et la distance d'avec le monde qui nous entoure.
Tant que l'on n'arrive pas à cet état, cela est absurde. Celui qui y parviendrait pratiquerait la traque mais se ferait payer pour cela. Une fois, Don Juan fit un commentaire très juste à propos d'enseigner sans savoir ce que l'on enseigne : "Evite à tout prix la contrainte d'être un guerrier du dimanche. Il est très facile de croire que l'effort d'un jour est suffisant. Mais il n'en est pas ainsi. Pour nous sortir du bourbier où nous nous trouvons tous, il faut y employer toutes nos forces".
LE COMMANDEMENT BIOLOGIQUE DE L'EVOLUTION
Lorsque Don Juan parlait d'évoluer, quels étaient pour lui le sens et les directions de cette évolution?
Au cours de mon séjour chez Don Juan, je suis parvenu à comprendre qu'il était vital de prendre conscience que nous devons changer notre façon d'être. C'est ce changement que Don Juan appelait évolution. Il soutenait que l'ordre social considère la reproduction comme un commandement biologique et qu'il était temps de prendre en compte un autre commandement biologique : l'évolution. Pour lui, le signe de cette évolution préméditée chez un être humain était l'univers. Nous "voir" nous-mêmes comme des champs d'énergie, comme des "oeufs lumineux" selon son expression, signifiait que nous étions arrivés à annuler le système d'interprétation qui ne nous permet de voir le monde que comme nous le faisons déjà. Don Juan disait de ce système d'interprétation qu'il était un système de perception qui prend des données sensorielles et les transforme à travers un acte d'intentionnalité en la perception du monde.
Par exemple, lorsque nous prenons en considération les données sensorielles de l'édifice qui abrite "la bourse", tout ce que captent nos sens, c'est la présence d'une structure architectonique que nous appelons édifice, ce qui en soi est déjà une interprétation. Cependant, l'action d'intentionnalité totale qui nous amène à percevoir la bourse comme nous le faisons est un acte de pure interprétation, étant donné que pour percevoir la bourse nous devons faire appel à notre civilisation. Don Juan affirmait que pour que notre système d'interprétation se maintienne en vigueur, nous devons tous être impliqués dans des manoeuvres de perception cyniques et trompeuses avec lesquelles nous devons en finir. A moins que nous ne consacrions chaque battement de coeur à cette tâche, nous devenons nous-mêmes les victimes de ce chantage.
Quelle est donc l'alternative?
Le savoir de Don Juan est une option vitale pour pouvoir se sortir de ces manipulations. Il disait que si quelqu'un considère ce savoir comme un mensonge ou une invention, une forme parmi tant d'autres, il en sort perdant, car en agissant de la sorte il affirme la validité et l'inviolabilité du système d'interprétation du monde quotidien, et tout ce système se suffit à lui-même.
La seule chose qui nous reste, c'est de vieillir et de devenir sénile.
Un grand gourou des drogues des années 60 a déclaré il y a peu de temps, qu'il avait découvert une drogue terriblement familière permettant de "planer" 24H/24 et que cette drogue se nommait sénilité. Si la seule chose qui nous attend avant de mourir c'est la vieillesse et la sénilité, alors l'ordre social nous a menti en nous faisant croire que nos possibilités dans la vie quotidienne étaient multiples et extraordinaires. La vision de Don Juan était d'atteindre cette multiplicité d'options niées en annulant les effets de notre système d'interprétation. Ceci est la "moelle" de ses enseignements.
Celui qui s'applique à les élucider dans une ambiance scolaire est un cynique et un farceur car il n'y a aucun moyen de le faire sans avoir auparavant incorporé le paradigme conceptuel de Don Juan. En proposant l'idée d'une évolution préméditée pouvant annuler notre système d'interprétation, il proposait une révolution totale qu'il appelait la liberté.
Par Concha Labarta
Incroyable & Scientifique, revue n°3 - 1er trimestre 1995
En navigant à travers l'inconnu
Son maître, l'indien Yaqui Don Juan Matus, a conquis les coeurs de millions de personnes à travers le monde, et toute une génération a été marquée par les livres de Carlos Castaneda. En dehors de quelques apparitions sporadiques, l'héritier de Don Juan a été inaccessible pendant des années. Aujourd'hui, Carlos Castaneda traverse la brume qui l'entoure et au cours d'une interview, en exclusivité absolue pour Incroyable, il rompt son silence pour nous parler de l'aventure du sorcier qui a perçu l'inconcevable. Les voyages à travers l'inconnu nous ont donné un Carlos Castaneda très déterminé qui continue à défier notre imagination et nous propose, comme le fit en son temps Don Juan, une revolution totale qu'il appelle "la liberté".
Trois décennies ont passé depuis que Carlos Castaneda a entrepris la grande aventure de la connaissance sous la tutelle de cette figure magistrale qui répond au nom de Juan Matus, personnage inoubliable, présence formidable et constante pour les dizaines de milliers de lecteurs du monde entier qui, pendant des années, se sont délectés des récits et des péripéties "vivantes" de l'anthropologue converti en apprenti sorcier.
Depuis qu'en 1968 est apparu le premier livre de la saga, l'accueil et l'impact de son oeuvre ont été qualifiés de véritable phénomène de l'édition.
Certains on vu en Castaneda le plus grand génie littéraire et spirituel des dernières générations, pour d'autres il s'agissait-là d'une nouvelle façon de faire de l'anthropologie.
Il y avait ceux qui croyaient que Don Juan était un personnage tout à fait réel et ceux qui étaient persuadés de se trouver devant une fiction littéraire intelligemment conçue. Des centaines d'articles ont été écrits sur "le phénomène Castaneda" qui divisa les plus grandes autorités en anthropologie du moment.
Une multitude de livres et d'essais, les interprétations les plus variées sur le contenu de ses livres, des biographies apocryphes et tout un univers de rumeurs : Castaneda est mort, c'est un vieux vénérable, il n'a jamais existé, il s'est suicidé, il a disparu, il est devenu fou...
Étranger à la polémique, étranger même à ceux qui osèrent supplanter sa personnalité ou qui s'enrichirent en se présentant comme ses disciples, l'écrivain, déjà converti en sorcier, ne répondit jamais aux critiques, comme si aucune d'entre elles ne pouvait l'atteindre.
A part quelques très rares interviews accordées de temps à autre (essentiellement à des revues nord-américaines), il suivit méticuleusement les indications de Don Juan et effaça complètement son histoire personnelle, s'entoura d'une "brume" inexpugnable et se convertit ainsi en une figure quasi légendaire, probablement sans l'avoir désiré. Toutefois, au cours de ses déclarations sporadiques, Castaneda persistait à affirmer que l'idée qu'il ai pu "inventer" Don Juan était complètement inconcevable, et que lui-même était seulement le rapporteur de techniques très anciennes.
Sa disparition de la scène publique obéissait de toute façon à une stratégie très élaborée : acquérir la liberté totale afin de pouvoir se "faufiler" dans tous les "mondes" possibles, pour "voir" sans préjugés et exprimer au maximum les possibilités de la nature humaine ; la liberté de ne pas être happé par les descriptions de la réalité, quelles qu'elles soient.
"Lorsqu'on le connait, - affirmait il y a de cela neuf ans l'écrivain Graciela Corvalan, après avoir eu plusieurs entretiens avec lui, - ses livres deviennent crédibles."
Un nouveau livre, L'Art De Rêver, paru récemment, a confirmé à ses nombreux disciples que Castaneda est toujours en vie, toujours fidèle à sa trajectoire, essayant de percer le mystère si vaste que Don Juan lui a légué.
Mais il y a d'autres nouveautés : deux femmes, Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar, élèves elles aussi de Don Juan, sortent de leur anonymat et racontent à travers leurs livres, leur apprentissage si particulier auprès du groupe de sorciers "dirigés" par Juan Matus.
Leur point de vue, différent de celui de Castaneda, mais cependant complémentaire, correspond au sien concernant les postulats fondamentaux : le consensus social détermine et limite, généralement à vie, notre perception de la réalité, mais nous avons la possibilité de pénétrer dans d'autres mondes tout aussi réels que celui-ci si nous arrivons à accumuler l'énergie necessaire pour une telle entreprise.
Nous pourrions devenir les témoins de l'impossible si nous acceptions l'argument révolutionnaire d'un changement personnel total, en rupture avec la conception traditionnelle de ce que nous sommes.
Ce qui suit est seulement une des nombreuses interviews possibles pouvant être menée avec quelqu'un d'aussi fuyant, et comportant d'aussi nombreuses facettes que Carlos Castaneda (l'écrivain continue à exiger qu'il n'y ait ni photographies ni magnétophones pour enregistrer sa voix).
Notre intention n'était pas de revenir sur les vieilles controverses qui n'apportent rien au contenu essentiel de son propos, mais plutôt d'essayer d'éclaircir, dans la mesure du possible, quelques-uns des doutes communs à toutes les personnes pour qui les livres de Carlos Castaneda ont été un fait marquant dans leur vie et qui par la suite ont essayé, avec plus ou moins de chance, de mettre en pratique ses suggestions.
A ce que nous sachions, c'est la première fois que Carlos Castaneda se prononce publiquement d'une manière aussi catégorique sur le thème épineux de tous ceux qui ont "adopté" ses connaissances et donnent aujourd'hui des cours ou séminaires sur "le chemin du guerrier", en même temps qu'il nous donne de nouvelles pistes sur sa position actuelle de "sorcier" et "nagual", sur ses aspirations, doutes et craintes, et même sur la destinée du maître et de son groupe de "navigateurs de l'inconnu".
"Tu apprends malgré toi, telle est la règle," lui dit Don Juan au début de leur association. A une certaine occasion, l'apprenti décrivit le maître comme quelqu'un qui vivait complètement dans un temps magique et qui de temps en temps seulement, s'installait dans le temps ordinaire.
Il est possible qu'il en soit de même aujourd'hui pour l'auteur qui, abandonnant pour quelques instants son temps magique, viendrait essayer de nous l'expliquer et nous inviter à un voyage à travers l'indescriptible.
Castaneda a laissé les paroles de Don Juan parler d'elles-mêmes et nous en faisons de même avec les siennes. Et le Castaneda qui nous parle aujourd'hui semble être au bout du chemin. Au-delà, nous attend le mystère.
Le nagual doit faire usage de son effort et de sa discipline
afin de guider "les pratiquants" à travers le flux énergétique de l'univers.
Il doit avoir l'équilibre et la sagesse nécessaires pour pouvoir affronter une telle tâche.
Dans vos livres, vous avez expliqué que chaque nagual apporte de nouvelles caractéristiques à sa lignée. Quelles sont ces caractéristiques en ce qui vous concerne? Votre chemin ou but est-il différent de celui tracé par votre maître Don Juan?
En premier lieu, j'aimerais préciser que le terme lignée, bien qu'il ait été largement utilisé, n'est pas du tout adéquat. En réalité, dans le monde des sorciers comme Don Juan, la lignée au sens ou nous l'entendons, c'est-à-dire ascendance- descendance, n'existe pas. Dans ce monde, il existe un agrégat de personnes qui ont un but ou un intérêt commun, il existe des participants, des pratiquants du système de connaissance que Don Juan a essayé de promulguer parmi nous. Le gérant ou dirigeant de ces participants, est connu comme étant le nagual, un être dont l'énergie lui permet de pénétrer dans des zones interdites à la perception quotidienne.
Chaque nouveau nagual apporte ses caractéristiques personnelles qui ont une influence sur les pratiquants de son époque.
Dans mon cas, ma contribution personnelle réside dans mon intérêt académique pour les sciences sociales. L'objectif final de cet intérêt est le désir que le champ philosophique de l'homme occidental s'étende au monde des sorciers.
Et c'est sur ce point là que le chemin de Don Juan et le mien sont différents.
En effet, conceptualiser sa connaissance ne l'intéressait pas du tout.
Lorsque j'essayais de le forcer à le faire, il pouvait tout expliquer avec clarté et précision, mais "expliquer" n'était pas son désir. Il agissait sans se préoccuper de comprendre, et il disait que : "soit on perd son temps en detour intellectuels, soit on agit". Je suis différent, je veux comprendre les processus de sorcellerie de Don Juan, non pas d'une manière intellectuelle mais plutôt énergétique.
Ce que je veux dire par là, c'est que je crois qu'il est possible de se plonger dans les méandres énergétiques de l'univers sans pour autant transformer celà en processus cérébral.
Qu'implique et que signifie pour vous le fait d'être le nouveau nagual?
Cela veut dire être nominativement à la tête d'un groupe de pratiquants des enseignements de Don Juan. D'un point de vue abstrait, cela implique que le nouveau nagual est responsable de l'apprentissage de la perception de chacun de ces pratiquants. Etant donné qu'ils sont tous déterminés à suivre les pas de Don Juan, le nagual doit faire usage de sa force et de sa discipline personnelles afin de les guider à travers les flux énergétiques de l'univers.
Le nagual doit avoir l'équilibre et la sagesse nécessaire pour pouvoir affronter une telle tâche.
LE MONDE DU NAGUAL
Comment pourriez-vous nous décrire le monde du nagual actuel?
C'est le monde des sorciers dans lequel Don Juan nous a introduit. On ne peut pas vraiment le considérer comme un monde séparé du quotidien mais plutôt comme quelque chose de différent, une façon d'être. C'est un monde dans lequel, par exemple, donner sa parole est un acte définitif qui ne peut être annulé.
Une promesse de cette nature est comme un document légal sans changement possible. Sur un plan plus abstrait, le monde du nagual est un monde où l'on perçoit des choses de façon inhabituelle. Don Juan expliquait le surgissement d'évènements inhabituels en disant que la condition requise essentielle pour l'homme en général est d'arriver aux silence total.
Pour rompre le dialogue intérieur," disait-il, "il faut atteindre la façon d'être des sorciers, pénétrer dans un monde où les perceptions inconcevables sont le lot quotidien".
Cela ne semble pas être facile à atteindre ...
La façon dont Don Juan arriva à faire cesser le dialogue intérieur de ces disciples a été de les forcer au silence, seconde après seconde. On pourrait dire que le silence "s'agglutine" seconde après seconde, jusqu'à arriver à un seuil limite et individuel qui existe en chacun de nous. En ce qui me concerne, je l'ai atteint au bout de 15 minutes, par accumulation de silence. Le monde s'est transformé et j'ai commencé à percevoir d'une manière indescriptible. Pour y arriver, la seule pratique possible et à conseiller est la volonté, le désir intense d'y arriver, pas à pas. Ce qui est difficile à admettre c'est que la personne ne vous enseigne pas comment faire ces pas, et ne vous prend pas par la main en vous proposant de vous guider à chaque moment. Don Juan disait que l'essentiel était uniquement la volonté, propre à chacun d'entre-nous, d'arriver au silence.
Qui fait partie du monde actuel du nagual?
Les disciples de Don Juan : Carol Tiggs, Taisha Abelar et Florinda Donner-Grau.
Il y a eu d'autres disciples indiens. Cependant, elles furent les seules à arriver à l'état requis de silence total. Je sais qu'aux Etats-Unis et en Amérique Latine, plusieurs personnes se déclarent elles-mêmes disciples de Don Juan ou de nous, mais ce qui est sûr, c'est que nous n'avons pas d'élève, que nous n'en avons jamais eu, non pas par manque d'intérêt ou de désir de notre part, mais plutôt parce que personne n'ose entreprendre et développer le changement d'habitudes et de raisonnement, ni ne possède la discipline nécessaire pour accéder au monde des sorciers. Ce monde n'est ni une fiction, ni une idéalisation. C'est un état de changements, d'efforts, de faits radicaux. Don Juan ne se définissait pas lui-même comme étant un sorcier ou un homme spirituel, mais comme un navigateur croisant les eaux inconcevables de l'inconnu. "Pour naviguer sur cette mer" disait-il,"il faut de la discipline, de la sagesse et un 'cran' d'acier".
UNE CHANCE POUR TOUS
Vous paraissez prétendre qu'il faut avoir accumulé une quantité suffisante d'énergie pour accéder à la sorcellerie mais, en ce domaine, il semble que tout le monde ne possède pas les mêmes dons à la naissance. Existe-t-il vraiment une telle possibilité pour tous?
Effectivement, pour accéder au monde de Don juan Matus il faut posséder l'énergie suffisante et vous êtes dans le vrai lorsque vous dîtes que tous les êtres humains naissent inégalement doués pour cela. J'ajouterai, pour ma part, que personne n'a l'énergie suffisante, nous avons tous pratiquement la même possibilité. Il y a certainement des gens qui possèdent beaucoup plus d'énergie que d'autres, mais cela leur sert uniquement à faire face aux besognes quotidiennes. Une telle quantité d'énergie n'a aucune utilité lorsqu'il s'agit d'accéder au monde des sorciers. En effet, seuls peuvent y parvenir ceux qui ont une qualité d'énergie particulière, résultant d'une discipline et d'une volonté de fer.
Peut-être est-il possible d'affronter le monde quotidien sans perdre d'énergie?
Les sorciers comme Don Juan affirment que cela est possible ; ils disent que les évènements de la vie quotidienne ne sont désastreux pour nous que si nous les faisons passer par le filtre de "l'importance personnelle".
Nous sommes si égocentriques et nous nous croyons si importants que la moindre contrariété nous accable. Nous gaspillons tellement d'énergie à vouloir présenter et défendre notre "moi" à chaque instant qu'il ne nous en reste plus lorsqu'il s'agit d'affronter une quelconque adversité.
Ce gaspillage est, semble-t-il, inévitable car nous nous maintenons exclusivement sur le chemin tracé par notre socialisation.
Si nous osions changer de voie, changer notre manière d'être, ne serait-ce qu'en supprimant l'impact de "l'importance personnelle", nous arriverions à quelque chose d'inouï : ne pas gaspiller notre énergie quotidienne et posséder ainsi les conditions énergétiques qui nous permettraient de "percevoir" beaucoup plus que ce que nous croyons.
Est-il possible d'y arriver sans l'aide d'un nagual?
La proposition de Don Juan est accessible à tous ceux qui atteignent le silence total. Faire cesser le dialogue intérieur est un projet final que l'on peut mener à bien par n'importe quel moyen. La présence d'un maître ou d'un guide n'est pas superflue, mais n'est pas non plus absolument nécessaire. Ce qui est indispensable toutefois, c'est l'effort quotidien pour accumuler le silence. Don Juan disait qu'arriver au silence total équivaut à "arrêter le monde." C'est à ce moment-là que l'on voit le flux de l'énergie dans l'univers qui nous entoure.
RÊVE ET RECAPITULATION
Dans vos livres vous utilisez le concept de l'aigle qui dévore la conscience à l'heure de notre mort, et vous parlez aussi de "l'esprit". Peut-être s'agit-il de deux termes équivalents? C'est en quelque sorte ce que vous appelez "l'aigle comparable à l'esprit."
Les sorciers considèrent qu'une force hors du commun nous prête la conscience d'être et nous la reprend à la fin de notre vie, après qu'elle se soit enrichie de nos expériences individuelles.
La récapitulation est la manière de rendre à cette force ce qu'elle nous a prêté
afin qu'elle nous laisse passer pour aller vers "la liberté".
Votre question, d'un point de vue intellectuel, est très vraie, mais elle est en même temps absurde. Je ne saurais vous répondre car personnellement je ne sais pas ce qu'est "l'aigle qui dévore la conscience" ni ce qu'est "l'esprit."
Les deux sont des termes concrets qui tentent de décrire l'ineffable, l'inouï qui ne peut être décrit.
Chaque fois que je posais à Don Juan des questions qui n'avaient pas de réponse, il me chantait une chanson, " Demande-le aux étoiles qui, la nuit, me voient pleurer..."
Quelle relation existe t-il entre ce que vous appelez le rêve et ce que d'autres auteurs ont appelé le "rêve éveillé"?
Il n'y en a pas. Le rêve est une manoeuvre de sorciers qui, grâce à leur discipline de fer, transforment les rêves ordinaires, qu'ils soient lucides ou vagues, en quelque chose de transcendental.
Je ne connais personne qui, dans le monde de tous les jours, possède la discipline nécessaire pour mener à bien cette transformation.
Les "rêves éveillés" sont très vifs mais on ne peut les utiliser comme flux énergétique pour amener notre "conscience d'être" vers d'autres monde aussi réels et concrets que, par exemple, celui de nos tâches quotidiennes.
Vous avez souligné à plusieurs reprises l'importance de la récapitulation, et de nombreuses personnes inspirée par vos paroles ont essayé de la pratiquer. Pourriez-vous faire un commentaire sur la méthodologie et les résultats concrets de cet exercice?
La récapitulation, pour Don Juan, était une méthode indispensable pour emprunter le chemin vers la liberté. Ce n'est pas une technique pour récupérer de l'énergie mais plutôt un acte en accord avec la "vision" des sorciers. Ces derniers considèrent que le fait que nous ayons une "conscience d'être" est un état universel. Une force hors du commun prête la "conscience d'être" a tous les "nouveux-nés", qu'il s'agissent de virus, d'amibes ou d'êtres humains. A la fin de la vie, cette même "force hors du commun" reprend à chacun de ces êtres la "conscience d'être" prêtée qui s'est enrichie de leur exitence individuelle.
La récapitulation, pour les sorciers, est le moyen de rendre à cette "force hors du commun" ce qu'elle nous a prêté au moment de notre naissance. Ce qui est trés surprenant, disait Don Juan, c'est que cette force se contente de la récapitulation.
Puisque l'unique chose qu'elle nous réclame est "la conscience d'être", en la lui rendant sous forme de récapitulation, elle ne nous ôte pas la vie à la fin, mais au contraire nous laisse passer pour aller vers la liberté. Ainsi est l'interprétation théorique que les sorciers font de la récapitulation.
La méthodologie pour mener à bien cette entreprise est trés simple. Tout d'abord, chacun fait une liste de toutes les personnes avec lesquelles il a eu des relations, depuis le présent jusqu'à, probablement, l'instant de la naissance. Il s'agit de revivre chacune des relations qu'on a eu avec chaque individu de la liste, non seulement en se les rappelant, mais aussi en les "revivant".
Ceci doit être accompagné d'une respiration rythmique trés lente, de droite à gauche et en expirant au milieu, respiration que l'on nomme "l'éventail" car elle "évente" les souvenirs.
Don Juan disait que le monde des mystiques est un monde fait de "liseurs" de l'inconnu, un monde mort, alors que celui des sorciers est un monde vivant et réel dans lequel on peut pénétrer totalement.
Les sorciers croient qu'en revivant toutes nos expériences, nous les offrons à cette force hors du commun qui nous détruit. Comme cette façon de faire n'a rien à voir avec des exercices psychologiques, comme la psychanalyse par exemple, revivre les expériences vécues implique de récupérer l'énergie que l'on a dispersé.
Et comment pouvons-nous savoir que la récapitulation est correctement réalisée?
Les résultats concrets sont une augmentation de l'énergie et un état de bien-être. La présence de ces deux sensations est un indice prouvant que la récapitulation s'effectue de manière correcte.
UN RENDEZ-VOUS AVEC LA CONNAISSANCE
Dans votre dernier livre, "L'Art de Rêver", vous décrivez spécialement ce que vous-même appelez la "Seconde Attention" comme étant un monde féroce plein de dangers et de pièges qui n'a rien à voir avec les récits d'un monde placide et heureux dont nous parlent les autres traditions. A quoi sont dues ces différences? Pourquoi les connaissances de votre lignée sont-elles si différentes de celles provenant d'autres sources?
Ce que les sorciers appellent "Seconde Attention" est réellement un monde plein de dangers et de pièges, mais ces derniers sont les mêmes que ceux de notre monde.
Et il est certain que la "Seconde Attention" n'a rien à voir avec un monde placide et heureux. Don Juan expliquait cette divergence en disant que le monde des sorciers est un monde vivant concret et réel, dans lequel on peut pénétrer totalement. Il disait aussi que le monde des mystiques est un monde mort, imaginaire qui n'a rien à voir avec la réalité de la lutte et de l'incessant changement d'un monde vivant et réel. Comme je vous l'ai déjà dit, Don Juan considérait que les sorciers étaient des navigateurs qui voyageaient sur la mer de l'inconnu. Au début, je pensais qu'il s'agissait d'une métaphore poétique, mais par la suite, je me suis rendu compte que c'était la description phénoménologique d'une façon d'être. Don Juan disait qu'il était impossible que l'homme occidental soit simpliste au point de croire aux "complaisances" mystiques de ceux qui n'avaient jamais navigué dans l'inconnu délibérément mais plutôt par préméditation.
Récemment, Florinda-Donner Grau et Taisha Abelar ont publié des livres sur leur propre apprentissage avec Don Juan. Y a-t-il un motif qui justifie leur décision de rompre le silence?
Toutes les deux ont décidé d'écrire à propos de leurs expériences sur le "chemin du guerrier" après le retour de Carol Tiggs qui fut absente pendant dix ans. Le fait qu'elle soit revenue parmi nous a causé un changement radical dans la perspective tracée par Don Juan, et notre isolement, imposé par ce dernier, se transforma en son contraire. A cause de ce changement, les paramètres du monde des sorciers ont acquis une importance considérable pour les trois disciples de Don Juan, Florinda Donner, Taisha Abelar et Carol Tiggs. En vertu de leur propre impeccabilité, elles devinrent les représentantes authentiques de ce dernier. Elles se posèrent elles-mêmes la question de savoir si elles allaient écrire à propos de leur apprentissage, chose que je trouve extraordinairement approprié, car personne d'autre qu'elles ne pourrait rendre compte aussi exactement de la complexité de Don Juan en tant que maître magistral.
Qu'est-il advenu du reste des apprentis qui nous étaient familiers par l'intermédiaire de vos livres? Continuez-vous d'avoir, de quelque manière, des liens avec eux?
Ils ne sont plus avec nous pour une raison très simple : ils ne peuvent pas satisfaire mes exigences académiques. Il était nécessaire que les apprentis s'adaptent au tempérament du nouveau nagual, ce qui dans mon cas signifiait avoir un rendez-vous avec la connaissance.
Les autres apprentis auraient voulu que je sois comme eux, c'est à dire simplement un pratiquant de la connaissance de Don Juan. Une telle chose n'était pas possible, cela aurait dû être l'inverse, comme le dicte le tradition. Ce n'est donc pas moi qui les ai abandonné mais plutôt eux qui m'ont délaissé. Actuellement, ils placent tout leur espoir en Don Juan, espérant que celui-ci, au moment définitif, leur viendra en aide.
Une fois que Florinda Donner-Grau et Taisha Abelar eurent écrit leur livres, notre relation avec les autres apprentis prit fin car dans leurs écrits, elles réaffirmèrent leur relation avec "l'intellect" et par conséquent avec le nouveau nagual.
LA MORT ALTERNATIVE : OU SE TROUVE DON JUAN ?
Parlez-nous donc de cette mort alternative des sorciers. Devons-nous voir là une méthaphore ou un fait réel? Désirez-vous, vous-même et votre groupe, l'atteindre?
Permettez-moi de préciser que nous ne formons pas un groupe. Chacun d'entre nous, étudiants du savoir de Don Juan, est un individu isolé. Ce qui nous unit, c'est notre but d'atteindre la liberté, mais ce n'est pas un motif suffisant pour faire de nous un groupe cohérent. Être consumé par le feu intérieur est une alternative à la mort physique ; ce n'est pas une métaphore mais bien un fait réél, bien qu'incompréhensible. Don Juan expliquait le feu intérieur comme étant une condition de tension énergétique créée par le fait de se rallier au désir de suivre les prémices du chemin du guerrier.
Cette tension physique provoque une explosion énergétique qui transforme chaque cellule de l'être vivant en une "conscience d'être", c'est-à-dire en énergie pure. Bien sûr chacun d'entre nous désire atteindre cet état final. Don Juan l'appelait la liberté totale, car, pour lui, cet état supposait la perception de l'univers qui nous entoure libéré de toute interprétation basée sur notre socialisation et notre langage.
Don Juan voulait la liberté. A t-il atteint son but?
Don Juan affirmait que mourir comme meurent les sorciers c'est amener la conscience d'être à un niveau incompréhensible pour l'esprit linéaire. Mourir consumé par le feu intérieur équivaut à transformer tout notre être physique en conscience d'être. Don Juan est mort ainsi et, ce faisant, il a atteint ce que les sorciers appellent la liberté totale. La conscience d'être, accrue par l'apport de notre partie physique, atteint des niveaux indescriptibles. La liberté pour les sorciers, c'est la liberté de "percevoir" comme des êtres entiers et non comme des hommes : des singes enchaînés par la socialisation et le langage.
Où s'en est-allé Don Juan, s'il est possible de décrire l'endroit?
Carol Tiggs et Florinda Donner-Grau assurent qu'elles ont une relation de savoir avec Don Juan. Elles pensent que lui et le reste des sorciers qui l'accompagnent se sont fait attraper dans l'un des états du monde, ce que les sorciers appellent les "pelures de l'oignon". Elles affirment que Don Juan n'a pas pu s'échapper de l'univers jumeau du notre, l'univers des êtres inorganiques, car si lui-même était un homme abstrait, son groupe était formé de praticiens bien concrets. Elles disent que si le degré d'abstraction de ces derniers avait été plus élevé, le jaillissement de la conscience d'être de chacun d'eux aurait eu une portée plus grande. Peut-être que la conscience d'être de Don Juan est restée "coincée" quelque part dans un lieu où il ne désirait pas aller, un état non approprié à son tempérament.
Quoi qu'il en soit, un nagual est capable de modifier les situations en fonction de nombreuses circonstances. Personnellement, je crois que la seule chose qui existe pour le nagual c'est la lutte. Un nagual conçoit qu'il est là où il est parce que c'est précisément là qu'il doit être et c'est à partir de là qu'il continue son chemin.
LA FIN D'UNE LIGNEE
A plus d'une occasion, vous avez affirmé que vous étiez les derniers, qu'avec vous s'arrêtait cette lignée. Cela signifie-t-il que le legs de Don Juan se perdra à jamais?
En effet, c'est avec nous que s'achève la lignée de Don Juan. Mais le souhait de Don Juan était que je transforme cette situation négative en quelque chose de très positif, en faisant en sorte que l'idée de la liberté soit à la portée de tous. Si une telle chose était possible, la lignée de Don Juan ne s'arrêterait pas, bien au contraire, elle se ramifierait et deviendrait ainsi une immense foule. Mon désir que cela puisse se produire est intense et je m'y emploie impeccablement.
Je peux seulement dire que je l'espère désespérément, mais tout ceci est entre les mains de l'esprit et de notre propre impeccabilité. Il est sûr que quelque chose nous aiguillonne afin que nous terminions comme Don Juan, consumés par le feu intérieur. Nous ne désirons pas opposer une quelconque résistance, mais plutôt proposer un argument de valeur, suffisant pour pouvoir continuer notre labeur et disposer du temps dont nous avons besoin.
Pendant ce temps, il y a une prolifération de personnes qui donnent des cours sur votre systéme de connaissance, qui utilisent vos concepts et ont fait une libre adaptation des enseignements de Don Juan. Quelle est votre opinion à ce sujet?
Je ne crois pas qu'il soit possible d'enseigner ou de donner des cours sur le savoir de Don Juan.
Pendant des années, j'ai moi-même donné des conférences à propos de mon apprentissage avec lui, mais il semble que la seule chose à laquelle je sois arrivé, c'est de fournir un vocabulaire à une série de personnes qui, grâce à cela, sont devenues célèbres. Ce que propose Don Juan nous conduit à des faits palpables qui nécessitent une grande attention et un dévouement total. Ce qui est injuste dans ces cours d'apocryphes, c'est qu'il existe véritablement un grand nombre de gens intéressés par le savoir de Don Juan et qu'il est lamentable que certains profitent cyniquement de la situation ; ils gagnent de l'argent mais ne peuvent rien enseigner. Il est très clair que seul l'intérêt économique est sous-jacent.
Bien évidemment, ceux qui assitent à ces cours ne pourront rien en tirer.
Aucun d'entre nous, les disciples de Don Juan, ne peut enseigner comme lui, parce que nous n'avons pas été mandatés pour faire une telle chose.
Mais la question qui me vient à l'esprit est "comment donc des personnes qui ne se rendent même pas compte de ce que faisait Don Juan, peuvent-elles le faire?"
Se consumer dans le feu intérieur est une alternative à la mort physique,
un fait réel bien qu'incompréhensible. Don Juan est mort ainsi et, ce faisant, il a atteint ce que les sorciers appellent "la liberté totale."
LES MYSTERES DE LA PERCEPTION
Avec le rêve, la traque est une autre des prémices essentielles qui apparaissent dans vos livres et qui a aussi été l'objet des plus diverses interprétations. Que signifie exactement "traquer"?
Qon Juan appelait traquer l'acte de déplacer le point s'assemblage et de le maintenir fixe, là où s'est déplacé.
Le point d'assemblage est un concept des sorciers, qui maintiennent que la perception des êtres humains s'effectue en un point invisible pour l'oeil normal, un point situé à la hauteur des omoplates, non pas dans le corps physique mais dans la masse énergétique, à environ un mètre derrière le dos. C'est là où, selon les sorciers, convergent des millions de fibres énergétiques de l'univers, qui, grâce à un acte d'interprétation, se transforment en perception du monde quotidien.
Les sorciers affirment que si le point d'assemblage se déplace à un endroit différent de sa place habituelle, une autre série de filaments énergétiques convergent vers lui et par conséquent un autre monde devient accessible à notre perception. Le point d'assemblage se déplace grâce au rêve ou par l'intermédiaire d'actions pratiques. Une fois ceci obtenu, le maintenir fixement sur sa nouvelle position est un véritable art. Qui ne peut y arriver ne pourra jamais percevoir de nouveaux mondes dans leur totalité ; il pourra tout juste les percevoir de façon partielle et chaotique. Nous pourrions dire que la perception se fixe à mesure que le point d'assemblage se fixe et c'est la raison pour laquelle il est essentiel de posséder l'énergie suffisante.
Vous avez parlé de déplacer le point d'assemblage à l'aide d'actions pratiques. Quel genre d'actions?
En règle générale, les traqueurs ont suffisamment d'énergie pour dominer l'art de traquer grâce à une façon de se comporter, comme par exemple celle qui consiste à s'insérer volontairement dans des dissonances cognitives. C'est de cette manière, par exemple, que Taisha Abelar a appris à traquer. L'un des changements de comportement que les sorciers lui firent vivre, fut de la transformer en mendiante. Pendant un an, ils l'envoyèrent chaque jour, sale et déguenillée, mendier à la porte des églises. La tâche de Taisha consistait à se transformer complètement en mendiante afin que son comportement coïncide parfaitement avec les idées préconçues que les gens se font d'un mendigot. Taisha ne faisait pas cela comme une actrice, qui joue un rôle durant seulement quelques instants, mais elle était complètement dans la peau d'une mendiant. Un autre exemple de traque est ce que me fit faire Dona Florinda, la compagne de Don Juan, lorsqu'elle m'envoya travailler pendant deux ans comme cuisinier, travail qui occupait chaque jour tout mon temps. Un autre exemple encore de traque est celui décrit par Taisha Abelar dans son livre : on la fit vivre pendant un an dans d'énormes arbres. Le résultat de ces manoeuvres est que la personne change au point d'être complètement transformée. C'est cela traquer.
Recommandez-vous ce type d'exercice à ceux qui désirent adhérer à vos propositions?
Il est entendu que c'est une tactique de sorciers très difficile à réaliser dans les circonstances du monde quotidien. Je ne sais pas comment quelqu'un pourrait guider une autre personne dans l'art de traquer sans y être lui-même parvenu auparavant. Mon opinion est qu'une telle chose est une tromperie bien calculée et il est injuste que des personnes vraiment intéressées tombent dans un tel piège. Entre autres choses, pour pouvoir traquer, il est indispensable d'être impeccable avec les autres et avec soi-même, afin de ne pas tomber dans le mensonge. On ne peut traquer qu'une fois que l'on est arrivé à un équilibre entre l'attachement et la distance d'avec le monde qui nous entoure.
Tant que l'on n'arrive pas à cet état, cela est absurde. Celui qui y parviendrait pratiquerait la traque mais se ferait payer pour cela. Une fois, Don Juan fit un commentaire très juste à propos d'enseigner sans savoir ce que l'on enseigne : "Evite à tout prix la contrainte d'être un guerrier du dimanche. Il est très facile de croire que l'effort d'un jour est suffisant. Mais il n'en est pas ainsi. Pour nous sortir du bourbier où nous nous trouvons tous, il faut y employer toutes nos forces".
LE COMMANDEMENT BIOLOGIQUE DE L'EVOLUTION
Lorsque Don Juan parlait d'évoluer, quels étaient pour lui le sens et les directions de cette évolution?
Au cours de mon séjour chez Don Juan, je suis parvenu à comprendre qu'il était vital de prendre conscience que nous devons changer notre façon d'être. C'est ce changement que Don Juan appelait évolution. Il soutenait que l'ordre social considère la reproduction comme un commandement biologique et qu'il était temps de prendre en compte un autre commandement biologique : l'évolution. Pour lui, le signe de cette évolution préméditée chez un être humain était l'univers. Nous "voir" nous-mêmes comme des champs d'énergie, comme des "oeufs lumineux" selon son expression, signifiait que nous étions arrivés à annuler le système d'interprétation qui ne nous permet de voir le monde que comme nous le faisons déjà. Don Juan disait de ce système d'interprétation qu'il était un système de perception qui prend des données sensorielles et les transforme à travers un acte d'intentionnalité en la perception du monde.
Par exemple, lorsque nous prenons en considération les données sensorielles de l'édifice qui abrite "la bourse", tout ce que captent nos sens, c'est la présence d'une structure architectonique que nous appelons édifice, ce qui en soi est déjà une interprétation. Cependant, l'action d'intentionnalité totale qui nous amène à percevoir la bourse comme nous le faisons est un acte de pure interprétation, étant donné que pour percevoir la bourse nous devons faire appel à notre civilisation. Don Juan affirmait que pour que notre système d'interprétation se maintienne en vigueur, nous devons tous être impliqués dans des manoeuvres de perception cyniques et trompeuses avec lesquelles nous devons en finir. A moins que nous ne consacrions chaque battement de coeur à cette tâche, nous devenons nous-mêmes les victimes de ce chantage.
Quelle est donc l'alternative?
Le savoir de Don Juan est une option vitale pour pouvoir se sortir de ces manipulations. Il disait que si quelqu'un considère ce savoir comme un mensonge ou une invention, une forme parmi tant d'autres, il en sort perdant, car en agissant de la sorte il affirme la validité et l'inviolabilité du système d'interprétation du monde quotidien, et tout ce système se suffit à lui-même.
La seule chose qui nous reste, c'est de vieillir et de devenir sénile.
Un grand gourou des drogues des années 60 a déclaré il y a peu de temps, qu'il avait découvert une drogue terriblement familière permettant de "planer" 24H/24 et que cette drogue se nommait sénilité. Si la seule chose qui nous attend avant de mourir c'est la vieillesse et la sénilité, alors l'ordre social nous a menti en nous faisant croire que nos possibilités dans la vie quotidienne étaient multiples et extraordinaires. La vision de Don Juan était d'atteindre cette multiplicité d'options niées en annulant les effets de notre système d'interprétation. Ceci est la "moelle" de ses enseignements.
Celui qui s'applique à les élucider dans une ambiance scolaire est un cynique et un farceur car il n'y a aucun moyen de le faire sans avoir auparavant incorporé le paradigme conceptuel de Don Juan. En proposant l'idée d'une évolution préméditée pouvant annuler notre système d'interprétation, il proposait une révolution totale qu'il appelait la liberté.